L’approche globale des risques mondialisés n’est pas une simple option !

Nous venons de vivre en l’espace de six mois une crise sanitaire mondiale, d’une ampleur et d’une vitesse de propagation inédites. Elle est loin d’être terminée. Nous venons de la vivre dans une espèce d’étonnement, voire de sidération collective, et sans qu’aucune instance mondiale n’ait pu réellement en coordonner la gestion. Qu’est-ce que ce phénomène dit de l’état du monde ?

Cette crise révèle effectivement tout un ensemble de mutations et de transformations qu’on n’a pas voulu voir. L’essentiel de ces mutations ramène à la notion de « sécurité globale ». Si nous nous retournons sur les décennies et même les siècles qui précèdent, nous percevons que la sécurité a toujours été pensée et construite en termes nationaux. Or, avec cette crise sanitaire nous découvrons un scénario totalement différent : la menace n’est pas portée par un ennemi – même si certains veulent le reconstruire et l’imaginer –, elle ne répond pas aux plans d’un stratège, elle ne vise pas un territoire, elle ne transgresse pas des frontières ; mais elle vient cibler l’humanité dans son ensemble, à partir, non pas d’intentions malignes, mais de ce que j’appellerais « la simple mécanique des corps ». Et tout ceci change complétement l’idée-même de politique, que des personnages aussi controversés que Carl Schmitt ont pu envisager comme étant la cristallisation de l’opposition ami-ennemi. La vielle idée grecque de polis prend alors tout son sens : la solidarité humaine est collectivement menacée. Cependant, au lieu de prendre la mesure de cette insécurité globale, au lieu d’imaginer les plans de construction d’une sécurité globale, on essaye de nationaliser les menaces qui pèsent sur nous aujourd’hui : on tend à considérer le virus comme un ennemi au lieu de l’appréhender comme un phénomène biophysique. On va le rattacher à une volonté [paywall]malveillante, on va plus ou moins suggérer l’existence de complots, et on va faire appel, dans la rhétorique politique, à l’effort national, alors que je m’attendais à ce que l’on en appelât au sursaut mondial et que l’on se réconcilie enfin avec le concept majeur de sécurité humaine tel qu’il avait été élaboré en 1994 par le PNUD.
La sécurité sanitaire n’est pas la seule sécurité globale et elle rejoint d’autres grands défis, tel que l’insécurité environnementale et l’insécurité alimentaire.
Réfléchir à la sécurité globale me paraît d’autant plus nécessaire – et maintenant urgent – que la sécurité sanitaire n’est pas la seule sécurité globale et qu’elle rejoint de façon quasiment naturelle d’autres grands défis qui pèsent actuellement sur l’humanité, tel que l’insécurité environnementale et l’insécurité alimentaire. En outre, l’insécurité sanitaire ne se limite pas au coronavirus, mais alimente, hélas, depuis des années, dans l’indifférence complète, tout une série de maladies qui frappent durement l’humanité : le paludisme, Ebola, la rougeole, la dysenterie infantile, etc. Il faudra bien un jour admettre que, d’une part, l’insécurité globale ne touche pas individuellement, mais collectivement, et que donc les victoires que nous remporterons contre les menaces globales ne seront pas les défaites des autres, mais les victoires de tous. Il faudra également convenir que ce n’est pas l’addition de 193 politiques sanitaires nationales qui pourra efficacement faire face à la menace sanitaire, mais qu’il s’agit bien d’aller sur la voie d’une gouvernance sanitaire globale. Encore faudrait-il que les questions sanitaires soient véritablement prises en compte. Comment se fait-il qu’après les alertes qu’on a connues (grippes « aviaires », H1N1, H5N1, Ebola, Sika, SRAS, etc.), on ait tant tardé à réagir ? Cette absence de préoccupation des questions de santé n’a-t-elle pas un sens ? Je crois que cette absence de préoccupation s’explique essentiellement par trois facteurs. Le premier tient à la nature de la rationalité politique, qui est une rationalité court-termiste. Or jusqu’aux événements qui ont marqué cette année 2020, on considérait que le risque sanitaire n’appartenait pas au risque immédiat et qu’un dirigeant pouvait donc accomplir son mandat sans avoir à requérir les efforts nécessaires pour traiter ce défi nouveau. Le deuxième facteur est encore plus égoïste, et vient renforcer le premier : l’idée – dont on voit aujourd’hui qu’elle est totalement fausse – qui voulait que les risques sanitaires relevassent des pays en développement beaucoup plus que des pays développés. Or, il est frappant de constater que les pays qui ont été les plus sévèrement touchés par cette épidémie incluent les cinq membres permanents du Conseil de sécurité : les Etats-Unis, la Chine, la Grande Bretagne, la France et la Russie, soit ceux qu’on pensait les plus à l’abri de cette crise. Le troisième facteur tient à la réticence des Etats à ce qu’on porte les questions sanitaires à un niveau transnational ou mondial, car, derrière la santé publique, se cachent toutes les niches de l’intimité souveraine : les questions de population, de famille, d’économie, de religion, de migrations, d’inégalités sociales… Cette hostilité explique par exemple que les institutions-ancêtres de l’OMS n’aient jamais pu aboutir à l’édiction de vraies conventions internationales. On tire aujourd’hui à vue sur l’OMS en oubliant qu’elle n’a rien pu faire face à cette pandémie parce que les Etats ne la laissaient pas agir ! Cela dit, la globalité n’est pas une simple option politique, ni une projection idéologique, mais la photographie du monde tel qu’il est aujourd’hui. Ce à quoi il faut appeler, ce n’est donc pas au choix global, mais à l’aménagement d’un état de fait déjà acquis.

Ce qui est aussi assez frappant me semble-t-il dans la situation actuelle, c’est qu’on a vu se multiplier toutes sortes de crises à un rythme surprenant (crise économique mondiale de 2008, terrorisme, mouvement des Gilets jaunes, etc.). Que peut-on en penser de l’accélération de ces phénomènes ?

Ce qui me frappe, c’est la cohérence et la continuité qu’il y a dans cette succession de crises. Si vous prenez en compte les différents discours tenus aujourd’hui dans le cadre de la crise sanitaire, vous retrouvez, face au coronavirus, les mêmes éléments de pensée que vous trouviez tout au long de l’année 2019 dans le cortège de mobilisations et de mouvements sociaux qui ont couvert tout le globe.  En 2019, il y avait une revendication de retour au social, une critique d’un néo-libéralisme quasi absolu, dont chacun mesurait l’effet ravageur. A travers de nombreux slogans, comme « la dignité », « la réforme du système », ou « le dégagisme », on percevait la double dénonciation de la destruction du débat politique et de l’œuvre d’occultation sociale opérée par l’économie néo-libérale. Cette revendication néo-citoyenne donnait le sentiment qu’il fallait réinventer le politique et réinventer le social, qui avait été relégué par le néo-libéralisme au simple effet de ruissellement.
Dans le cadre de la crise coronavirale, on retrouve le même appel à la protection sociale et le même appel au retour d’un Etat-providence. Mais il reste une troisième étape. Après les manifestations de 2019 et l’émotion du coronavirus, on a vu, suite aux manifestations qui ont surgi conséquemment au meurtre de George Floyd, cette même demande de reconnaissance, de dignité, d’intégration. Cette demande est venue frapper à nos portes avec la redécouverte de l’affaire Adama Traore, qui souligne que notre société ne s’occupe pas beaucoup d’intégration et ne corrige guère les phénomènes de marginalisation, d’exclusion, d’humiliation, voire de rejet. Lorsque le Tunisien Mohammad Bouazizi s’est immolé par le feu en décembre 2010, c’était au nom de ce qu’en arabe on appelait karama, c’est-à-dire « dignité ». Les manifestants qui soutiennent George Floyd demandent aux aussi la dignité, tout comme ceux qui ont défilé place de la République dimanche dernier. On peut être frappé que ces questions d’intégration sociale et de reconnaissance de la dignité des gens ne soient pas davantage présentes dans le débat politique démocratique. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait une refonte du système des relations sociales en France, et a fortiori des relations que l’Etat entretient avec la société civile ? Certes, mais je crois que le phénomène est mondial et vient réunir des peuples de cultures différentes avec des systèmes politiques différents. Plusieurs choses y ont conduit. Avec la chute du Mur en 1989, on a beaucoup plaidé la fin des idéologies. C’était le temps de la célèbre phrase de Mme Thatcher répétant à l’envi  « There is no alternative » – le fameux « TINA ». Et, effectivement, on a vu, pendant les trente années qui ont suivi, les partis politiques se défaire et glisser vers une sorte de consensus mou. Avec Tony Blair, le travaillisme britannique a glissé, lentement mais sûrement, vers un libéralisme peu différent de celui  du parti conservateur. Peu de temps après, Gerard Schröder a fait la même chose avec la social-démocratie allemande en la « sociale-libéralisant ». Et, en France, on peut considérer que le quinquennat de François Hollande a marqué la même banalisation de la gauche française, si bien que, lors des élections présidentielles qui se sont succédé en ce début de XXIe siècle, il y avait des oppositions de personnes, des oppositions d’images et de tempérament, mais pas d’oppositions programmatiques. Le consensus mou au niveau des programmes n’était orné à ses flancs que par la renaissance d’un discours populiste, d’ailleurs surtout tenu par l’extrême droite. Dès lors, ce qui est à l’essence-même de la démocratie – à savoir le débat, le choix réel et conscient entre plusieurs types de cités – n’existait plus. Les élections se sont donc faites sur la peur – la peur de voir l’extrême-droite arriver au pouvoir en 2002 et en 2017. Quand ce n’était pas la peur, c’était le désir de sanctionner le prédécesseur, notamment en 2012. Cette négativité rampante a asphyxié la démocratie, et elle a aussi complétement relâché les ressorts des partis politiques, qui ne se saisissent plus des grandes questions d’aujourd’hui, à savoir la sécurité globale, l’intégration sociale et la gouvernance globale de l’humanité.

Quid de l’écologie ?

Si cette question est très présente dans le débat actuel, il n’y a pas de réelle prise en main autour de l’articulation des enjeux environnementaux, économiques et sociaux. Si vous comparez la sécurité environnementale et la sécurité sanitaire, vous apercevez que les questions environnementales ont été discutées dans nos sociétés bien plus tôt que les questions de sécurité sanitaire, soit dès les années 1970. A rebours de cette prise de conscience plus rapide des questions environnementales, nous constatons que celles-ci ne parviennent pas véritablement à faire peur. Pourquoi ? Parce qu’au contraire des questions sanitaires, très peu de gens sur la planète sont été directement menacés par ces dernières. La force de la crise sanitaire que nous vivons actuellement tient au fait que chacun la ressent dans sa chair. Or, si vous n’habitez pas Tchernobyl, Seveso ou Bhopal, vous n’avez jamais vécu intimement le drame des questions environnementales, qui sont pourtant tout aussi menaçantes que les questions sanitaires. L’Etat s’est donc saisi de la question environnementale sur le mode de la toute petite vitesse… A cela s’ajoute quelque chose d’encore plus inquiétant : les gouvernants sont performants pour gérer les questions environnementales sur le mode rhétorique (en témoigne la COP 21). Quand on entend dire en ce moment qu’on fera plus attention aux questions environnementales dans l’après coronavirus, je vois surtout les milliers de masques non périssables qu’on nous incite à utiliser une fois par jour et à jeter ensuite… On est donc en train de préparer une énorme pollution de la planète sans que quiconque ne se soit posé la question de comment contrer ce risque. On observe en outre un retour faramineux du plastique, dont on nous expliquait il y a six mois encore qu’il était le principal ennemi de l’humanité, alors qu’on nous explique aujourd’hui que le gobelet plastique jetable est plus hygiénique que le verre lavé dans l’arrière-cour de tel ou tel restaurant… On est surtout dans la fluctuation et l’improvisation discursive !
Il n’y a pas de réelle prise en main autour de l’articulation des enjeux environnementaux, économiques et sociaux.

Quelles solutions peut-on dès lors envisager ?

Il y a l’obligation absolue d’un New deal, ou « Nouvelle donne ». Ce n’est pas la première fois dans l’Histoire, mais jusqu’à aujourd’hui, les new deals se faisaient à l’intérieur de chaque nation alors qu’elles sortaient d’un péril grave et immédiat. Aujourd’hui, pour la première fois de façon sérieuse, le new deal n’a de chances d’efficacité que s’il est pris au niveau mondial. Cela dit, comment déclencher le mécanisme ? Comment accorder 193 souverainetés sur l’idée d’un programme commun mondial ? Je ne connais qu’un homme qui se soit essayé dans l’Histoire récente à cet exercice : Kofi Annan. Si vous relisez cette magnifique adresse qui était celle du Millénaire, le 1er janvier 2000, il nous proposait un vrai projet de réforme mondiale. Vous savez le destin qu’a connu cette déclaration…
Aujourd’hui, pour la première fois de façon sérieuse, le new deal n’a de chances d’efficacité que s’il est pris au niveau mondial.
Ce qui peut venir spontanément à l’esprit, c’est l’idée d’un monde communément effrayé, c’est-à-dire connaissant partout le même degré de peur et qui, réagissant de la même manière à une peur de même intensité, s’accorde sur des principes essentiels. Ce n’est pas tout à fait utopique, parce qu’on a vu des moments où cette conjoncture s’est dessinée, mais on en est encore extrêmement loin. En effet, y a-t-il un homme ou une femme politique qui ait aujourd’hui intérêt à tant investir dans l’action internationale, alors qu’il est bien plus rémunérateur pour un acteur politique d’investir dans l’action nationale – voire dans un populisme national qui s’amuse à vous dresser contre le reste de l’humanité ? Deuxièmement, si cet individu venait à être trouvé, quel serait le comportement de tous les autres ? De fait, tous les autres auraient, face à ce new dealer, exactement l’attitude qu’ont eue les princes de l’époque face à Louis XIV ou Napoléon, c’est-à-dire une Ligue d’Augsbourg ou les prémices d’une Sainte Alliance permettant de neutraliser la personnalité qui prendrait trop d’importance à l’échelle mondiale. Il ne reste donc plus qu’une porte de sortie : celle de l’utilité. Le seul vice des Etats sur lequel nous puissions miser tient à leur réticence à trop dépenser. Et si le souverainisme béat d’aujourd’hui leur semble trop coûteux – ce qui est à mon avis déjà le cas – ils auront peut-être intérêt à amorcer une gouvernance globale. Mais, pour cela, il va falloir – avant même un vaccin contre le coronavirus – un traitement efficace contre une maladie autrement plus grave qu’est le néonationalisme.

Propos recueillis par Didier Raciné

Rédacteur en chef d’Alters Média

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