
Ou comment justifier le refus de la prévention
J’observe, dans divers milieux, aussi bien intellectuels que scientifiques ou technologiques, que je nomme par ironie les « covidosceptiques », la montée d’une étrange et pour moi inquiétante idée. J’ai nommé ce sophisme le « sophisme de l’an 2000 ».
Le « bug » de l’an deux mille aurait pu provoquer de terribles catastrophes[1]. Les pires scénarios étaient envisagés : pannes des distributeurs de billets et paniques bancaires, arrêt des générateurs d’électricité, dysfonctionnements sur les centrales nucléaires, jusques et y compris le déclenchement accidentel d’une guerre nucléaire. Des moyens considérables furent déployés. [paywall]A l’échelle mondiale, des chiffres de l’ordre de 300 milliards de dollars ont été avancés. Finalement, le bug a été évité, comme nous le savons si nous n’avons pas tout oublié de l’Histoire.
Et c’est cela qui mérite d’être noté : comment expliquer qu’une affaire qui aurait pu être aussi grave au plan mondial ait laissé si peu de traces dans nos mémoires ? Elle n’apparaît presque jamais dans les catalogues de catastrophes possibles que dressent les spécialistes du catastrophisme. La réponse me paraît évidente : c’est précisément parce que la catastrophe ne s’est pas produite. Le bug de l’an 2000 n’a pas eu lieu. Cependant, peut-on objecter, l’importance des moyens mis en œuvre aurait dû marquer les esprits au point qu’on s’en souviendrait encore vingt ans plus tard. Il n’en a rien été. Pourquoi ?
C’est ici que se situe ce que j’ai appelé le sophisme de l’an 2000. Le succès même de l’opération de prévention a comme oblitéré l’importance de l’enjeu. D’un côté, on s’est dit : ce n’était pas une affaire si grave après tout, puisqu’on l’a résolue. Simultanément, on a trouvé scandaleusement élevé, et sans rapport avec la réalité de la menace, le coût de sa prévention. Tant et si bien qu’en France, le Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, a dû en Conseil des ministres défendre les mesures prises par la déclaration prémonitoire suivante : « Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’épidémie qu’il faut remettre en cause les vaccins. »
Accuser les autorités sanitaires d’imposer un régime tyrannique et liberticide pour enrayer ce qui n’est guère plus qu’une « grippette » ?
Ce sophisme, on le trouve aujourd’hui sous la plume ou dans les discours d’un très grand nombre d’intellectuels français à propos de la pandémie de COVID-19. Le paralogisme qui le structure est si grossier qu’on s’interroge. Comment des esprits habitués à la pratique du raisonnement peuvent-ils commettre de telles bévues, allant jusqu’à accuser les autorités sanitaires d’imposer un régime tyrannique et liberticide pour enrayer ce qui n’est guère plus qu’une « grippette » ? J’ai ailleurs[2] combattu pied à pied cet effet d’hébétude que le confinement ne saurait expliquer entièrement et dont je ne vois d’autre incarnation que dans l’extrême-droite américaine, à la différence près que celle-ci est prête à utiliser des fusils d’assaut pour se faire entendre. Je vais prendre ici un seul exemple, particulièrement retors, à la limite de la malhonnêteté.

Quand le succès de la prévention justifie la moindre action
Dans un article intitulé « La valeur des vies. Éthique de la crise sanitaire »[3], l’anthropologue Didier Fassin attaque son sujet ainsi :
« Lorsqu’on dit que la pandémie de coronavirus a produit une crise sans précédent, on ne veut pas dire que la maladie elle-même est la pire qu’on ait jamais connue, car la rougeole est beaucoup plus contagieuse, le sida s’est avéré bien plus grave et certaines grippes ont elles aussi donné lieu à une expansion planétaire. On veut dire que la réponse à la pandémie, c’est-à-dire le confinement généralisé de la population dans un grand nombre de pays, est sans précédent. »
Ce propos met inutilement en rapport des mesures jugées extraordinaires (pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la planète s’est arrêtée de tourner) et une cause, dans le double sens du terme, ce qui cause l’effet et ce pour quoi on se mobilise, qui, sans être une simple « vaguelette », n’est pas, elle, si extraordinaire que cela : on en a vu d’autres dans le passé. Je dis que cette mise en rapport est inutile, car l’auteur lui-même écarte l’hypothèse que quiconque ait pu se méprendre sur le sens à donner à ce « sans précédent ». Inutile au plan du contenu, ce détour a un effet rhétorique certain : d’un côté, une menace pas spécialement redoutable, de l’autre des moyens de prévention jamais vus. Le lecteur ne peut en conclure qu’une chose : cette affaire a été extrêmement mal gérée.
On sent poindre ici le sophisme de l’an 2000. Que la menace ne soit pas parmi les plus redoutables n’est pas une donnée intrinsèque de l’épidémie. Il se pourrait que ce soit tout simplement le résultat heureux des moyens pourtant jugés disproportionnés mis en action pour la contenir : restriction des libertés publiques, mise en danger de l’économie de la nation. L’auteur n’est pas loin d’en convenir. Il a compris que cela n’avait pas de sens de comparer le coût au sens large de ces mesures et l’état sanitaire que l’on obtient grâce à elles. Ce qu’il faut mettre en rapport, c’est le coût et l’amélioration de l’état sanitaire par rapport à une situation où ces mesures ne seraient pas mises en œuvre. L’auteur écrit :
« On ne dispose […] d’aucune évaluation fiable de ce qu’aurait été le nombre de morts en l’absence d’intervention, et donc ce qu’est le nombre de vies sauvées par le confinement. […] En somme, malgré les données que publieront les instituts de statistique et dont les responsables politiques se serviront pour justifier ou vanter leurs actions, on ne saura jamais, même très approximativement, combien de vies auront été réellement sauvées par les mesures prises par les pouvoirs publics. »
Une politique qui sacrifie la santé de la population à la marche de l’économie produit comme résultats : un carnage d’un côté sans que l’économie en profite de l’autre.
Il ne sera plus jamais question de cette grandeur inconnaissable dans le reste de l’article de Didier Fassin. L’École économique de Toulouse estime pourtant que sans confinement, la France se dirigerait vers le million de morts à la fin de l’année. La revue Nature a publié récemment une étude montrant que les mesures que nous nommons « barrières », et qui ne sont guère que de la civilité de base par temps exceptionnels, ont évité plus de cinq cents millions d’infections dans six pays : les États-Unis, la Chine, la Corée du Sud, l’Italie, l’Iran et la France. Mais l’auteur a réfuté par avance toutes ces estimations, suspectes de servir des intérêts obscurs. Le Brésil et les États-Unis d’Amérique nous donnent une idée de ce qu’une politique qui sacrifie la santé de la population à la marche sans contraintes de l’économie produit comme résultats : un carnage d’un côté sans que l’économie en profite de l’autre. L’accumulation des cadavres n’est bonne ni pour la marche des usines ni pour la consommation des particuliers. L’histoire des pandémies est elle aussi une source utile de réflexions. Les pires moments de la grippe dite espagnole de 1918-1919, aux États-Unis, eurent lieu dans les villes qui étaient sorties trop tôt d’un confinement extrêmement sévère. La seconde vague les emporta. Mais l’auteur ne se satisfait pas de ces appréciations qualitatives. Tout se passe comme si l’indétermination de cette donnée essentielle impliquait pour lui l’inexistence ontologique de la grandeur à laquelle elle se rapporte. Mais sans scénario alternatif, « contrefactuel », on retombe inévitablement sur le sophisme de l’an 2000. En regard de mesures jugées exorbitantes, on ne peut mettre qu’une épidémie relativement maîtrisée en oblitérant le lien causal qui lie les premières à la seconde.
Nous en savons aujourd’hui assez sur le nouveau coronavirus pour estimer que si la gestion mondiale de la pandémie à court et à moyen terme – disons trois ou quatre ans, le temps pour trouver, produire et diffuser un vaccin – tournait au laxisme (ou, pour certains pays, s’y maintenait), le nombre de morts pourrait atteindre les sommets qui furent non seulement ceux de la grippe espagnole mais aussi de la peste noire du XIVe siècle. Didier Fassin a placé sa réflexion sous le signe de l’éthique publique. Je crains que par ses propos irresponsables, il n’ait contrevenu gravement à l’éthique des intellectuels. Hélas, il n’est pas le seul.
Quand on refuse d’estimer l’effet de la prévention, pour mieux la refuser
J’ai évoqué ailleurs l’énorme déception que m’ont causée les prises de position du journaliste canadien David Cayley au sujet de la pandémie. C’est à lui que nous devons le dernier livre d’Ivan Illich, produit de nombreuses heures d’entretien entre les deux hommes[4]. Ce livre est probablement le meilleur qu’Illich ait jamais écrit, mais on se demande ce que Cayley en a retenu. Ses propos sur la COVID-19[5] accumulent tous les poncifs que l’on trouve chez les Giorgio Agamben, les André Comte-Sponville, les Olivier Rey ou, bien sûr, les Fassin, en particulier cette idée fausse que la vie « nue » serait devenue la « valeur suprême ». Et lui aussi plonge à pieds joints dans le sophisme de l’an 2000.

Cependant, Cayley donne malgré lui à ce sophisme ce qui pourrait passer pour des fondements philosophiques. On peut pour des raisons empiriques, donc contingentes, affirmer qu’on ne connaîtra jamais le nombre de vies humaines que le confinement aura sauvées. Cayley en fait une impossibilité métaphysique. Il écrit :
« Au cœur de la stratégie de lutte contre la pandémie il y a eu l’affirmation que nous devions prendre les devants pour empêcher de se produire ce qui ne s’était pas encore produit : la croissance exponentielle des nouveaux cas de contamination, l’épuisement des capacité médicales obligeant à pratiquer l’horrible tri entre les malades, etc. Sinon, disait-on, lorsque nous comprendrions de quoi il retourne, il serait trop tard. (Il vaut la peine de souligner, en passant, qu’il y a quelque chose d’invérifiable dans cette idée : si nous réussissons, et que ce que nous craignons ne se produit pas, nous pourrons toujours dire que nos actions en sont la cause, mais en réalité nous ne saurons jamais ce qu’il en est.[6]) »
Il est vrai, pour prendre un autre exemple, qu’un ingénieur des Ponts et Chaussées qui décide dans son bureau de faire modifier le tracé d’une route en un point où de nombreux accidents mortels se sont produits ne connaîtra jamais l’identité des personnes qu’il aura ainsi sauvées. Les accidents qui ne se produiront pas ne peuvent être des objets de connaissance. Certes, le raisonnement probabiliste permettrait au moins d’en estimer le nombre. Mais Cayley le refuse. Seul existe pour lui ce qui se produit et se produira. En dehors de cela, rien n’est possible.

Cette position philosophique a une histoire, qu’il n’est pas faisable de raconter ici. Depuis l’École mégarique de philosophie, entre les V e et IV e siècles av. J.-C., on considère que les grands systèmes métaphysiques se partagent en deux grands types, selon qu’ils acceptent ou refusent l’axiome suivant : tout événement qui ni ne se produit ni se produira est impossible. Diodore Cronos, qui appartenait à cette École, l’approuvait en pensant pouvoir le démontrer, Aristote et sa théorie des futurs contingents le refusa[7].
Il peut paraître incongru de rattacher David Cayley à une branche de la métaphysique, mais tout se passe comme s’il faisait sien l’axiome en question. C’est parfaitement légitime mais il faut en voir les implications. La première est que le « sophisme de l’an 2000 » n’est plus un sophisme. Dès lors qu’on a mis en œuvre une politique de confinement généralisé, la question de savoir ce qui se serait passé si on n’avait pas agi ainsi perd toute pertinence : elle n’a plus de sens. Fassin et Cayley peuvent se sentir justifiés.
La prévention se révèle inutile au moment même où elle est couronnée de succès.
Dans la conception de l’avenir qui en découle, cependant, toute prévention devient vaine. Si la prévention réussit, l’événement indésirable qu’il s’agit de prévenir ne se produit pas ni ne se produira. Il est donc impossible et la prévention se révèle inutile au moment même où elle est couronnée de succès. Cayley a au moins la consistance pour lui : il déclare nul et non avenu tout effort de médecine préventive, et le juge même contreproductif au motif qu’il rend présente aujourd’hui la maladie future qu’il s’agit de prévenir. Tout bien portant est un malade qui s’ignore. Je ne suis pas sûr qu’Ivan Illich serait d’accord, lui qui attribuait l’allongement considérable de l’espérance de vie dans les siècles passés, non à une médecine curative impuissante, mais aux progrès de l’hygiène.
Jean-Pierre Dupuy
[1] Voir la page Wikipédia « Passage informatique à l’an 2000 ».
[2] Cf. « Le virus du sophisme – lettre à André Comte-Sponville », AOC, 3 juin 2020 ; « Si nous sommes la seule cause des maux qui nous frappent, alors notre responsabilité devient démesurée », Le Monde, 3 juillet 2020 ; « Sur une prétendue ‘sacralisation de la vie’ », à paraître.
[3] In Par ici la sortie !, Seuil, n°1, juin 2020, p. 3.
[4] Ivan Illich & David Cayley, La Corruption du meilleur engendre le pire, Entretiens traduits de l’américain par Daniel De Bruycker et Jean Robert, Actes Sud, 2007.
[5] David Cayley, “Questions about the current pandemic from the point of view of Ivan Illich”, Quodlibet, 8 avril 2020.
[6] Loc. cit. Ma traduction. Je souligne.
[7] Cf. l’ouvrage de synthèse indispensable de Jules Vuillemin, Nécessité ou contingence. L’aporie de Diodore et les systèmes philosophiques, Les Éditions de Minuit, 1984.