
Nous payons la politique menée depuis trente ans !
Selon vous, que retenir de la crise du coronavirus ?
Je crois que cette crise est intéressante à plusieurs titres. Tout d’abord parce qu’il y a eu des signaux préalables, de nombreuses sensibilisations, et que personne n’en a tenu compte. Or, la meilleure solution à une crise, c’est l’anticipation. Les Américains ont commencé à alerter dès 2004-2005 sur le risque de pandémie, tout comme la Défense française, dont les deux livres blancs de 2009 et 2012 abordaient ce risque de manière sérieuse (question des stocks stratégiques : masques, notamment). Les gouvernances n’ont pas tenu compte de ce qu’on leur avait dit et, pire, on a détruit les masques. Or, si on les avait eus dès le départ, il n’y aurait pas eu de confinement total et la crise économique serait beaucoup moins forte. Que s’est-il passé entre 2012, où l’on savait qu’il pouvait y avoir une pandémie avec des conséquences terribles, et 2019, où il y en a une à laquelle on n’est absolument pas préparés ? C’est là toute la clef du problème.
Avez-vous une hypothèse à cet égard ?
Un des facteurs explicatifs est la transformation de la santé en un système économique, alors qu’il s’agit d’un problème humain
Je pense qu’un des facteurs explicatifs est la transformation de la santé en un système économique, alors qu’il s’agit d’un problème humain. On a réduit les stocks de ressources stratégiques nécessaires, comme les masques, ainsi que le nombre de lits dans les hôpitaux, par mesure d’économie. Les Allemands avaient des lits de réanimation en nombre suffisant, alors que nous non, ce qui leur [paywall]a permis de mieux gérer la crise. A cet égard, quand on regarde ceux qui sont autour de nous, on s’aperçoit qu’on a été parmi les plus mauvais de la classe. Cela est très inquiétant car nous étions convaincus qu’on avait un système de santé formidable, et il s’avère qu’on a l’un des plus mauvais systèmes de santé de l’Europe, alors que c’est le plus cher.

Est-ce le système lui-même ou sa direction qui pèche ?
Les deux sont liés. Ce qu’on peut constater, c’est que les Allemands ont développé depuis vingt ans la médecine privée aux dépens du public. En Allemagne, il y a 5 % de fonctionnaires dans le domaine de la santé, contre 23 % chez nous. D’autre part, les Allemands ont géré cette crise comme une affaire de santé, c’est-à-dire sans chercher à faire des économies, contrairement à Bercy, qui voulait gérer notre système de santé comme on gère une entreprise. Enfin, un dernier élément, c’est que notre pays se démarque de tous les autres en Europe par la proportion excessive de personnel administratif par rapport au personnel soignant. C’est un véritable problème car cela signifie qu’une partie des fonds qu’on pourrait consacrer à la santé sert en fait à faire vivre des gens de l’administration.
En dehors de cette phase d’anticipation hautement stratégique, qu’est-ce qui aurait pu être amélioré dans notre gestion de crise ?
Au niveau de la crise elle-même, on constate qu’il y a eu un manque de coordination, tant au niveau de la communication que de la vision du problème par les politiques et les médecins. Cela a détruit l’image de la médecine et de la santé auprès des Français. En voyant tous ces professeurs s’opposer sur les systèmes de médication sous fond d’intérêts financiers, on a compris que la santé n’est plus, en France, un système qui s’occupe de l’humain, mais un système financier. Aujourd’hui, les Français ne croient plus en leur système de santé.
Ne croyez-vous pas que le problème vienne aussi de notre dépendance vis-à-vis de l’étranger (fourniture des masques, dans le cadre de cette crise) ? Comment analyser cette dépendance, au-delà du domaine de la santé ?
Je crois que l’on paye le concept, élaboré dans les années 1990, de la création de valeur pour l’actionnaire. En vertu de ce principe, dans une entreprise, il faut que l’argent placé par l’actionnaire soit très rentable. En appliquant cette méthode, on abandonne tous les autres éléments qui composent l’entreprise au profit de l’actionnaire. On oublie que si la production coûte plus cher chez nous, c’est elle qui fait vivre le tissu sociétal, et on délocalise vers des pays toujours plus éloignés de la France. On a été cueillis par le coronavirus : quand des usines françaises d’assemblage ne peuvent plus recevoir les pièces qu’elles ont à assembler, elles s’arrêtent. La moindre grève des transports, la moindre crise sanitaire met en péril la survie des entreprises qui fonctionnent ainsi. Par ailleurs, dans ce système, le plus riche a un avantage par rapport aux autres. On a en effet vu les Américains acheter sur les tarmacs d’aéroports des masques destinés à d’autres – les Tchèques ont fait pareil en bloquant des masques pour l’Italie, qui en avait plus besoin qu’eux. En l’espèce, ceux qui payaient cash avaient les masques de suite, quand ceux qui payaient avec des délais de paiement étaient servis les derniers. Or, la France est un des pays d’Europe qui payent le plus mal : jusqu’à soixante jours de délai et l’Etat, comme les grandes entreprises, tend de surcroît à dépasser ce délai légal. En Allemagne, c’est trente jours, et là tout le monde respecte. Les Américains payent parfois en cash… Et si la grande distribution française a pu avoir ses masques aussi vite par rapport à l’Etat, c’est très certainement parce qu’elle les a payés cash.
Les Allemands semblent en outre avoir moins délocalisé que nous sur le plan industriel.
Là aussi, c’est une question de politique d’Etat. Les Anglais furent les premiers à avoir délocalisé les industries pour ne garder que les services. Nous avons adopté, plus tardivement, la même logique : notre Etat a laissé les entreprises partir au nom du libéralisme. Les Allemands ont en revanche conservé une très grande partie de leur industrie chez eux, et ils ont en particulier gardé tout un tissu de moyennes entreprises que nous avons perdu. En France, l’Etat a en effet favorisé les grandes entreprises, y compris comme élément fédérateur de petites entreprises. C’est particulièrement frappant dans l’industrie d’armement française, où les grandes entreprises sont chargées de collecter les produits des petites entreprises et de faire une seule facture à l’Etat. Seulement, en faisant ça, les grandes entreprises prennent les marges, et ça tue les petites. La Covid-19 est certes une fatalité, mais cette crise montre que c’est toute notre politique qui a été mal faite depuis longtemps. Progressivement, nous nous sommes mis en très mauvaise position par rapport aux autres pays européens.
Avez-vous toutefois le sentiment que l’on peut revenir sur cette politique, notamment sur le fait de privilégier le rapport grands groupes-petites entreprises ?
Si les lois changent, si l’Etat a la volonté de comprendre et aider les petits – et donne des ordres en ce sens –, on y arrivera. Le problème, c’est que l’Etat est de moins en moins respecté ; on le voit à travers les manifestations, les banlieues et des mouvements politiques divers. C’est tout notre système qui est en crise. La crise du coronavirus a été le révélateur de la déstabilisation des structures de notre pays. Il faut à présent reconstruire, car ce sont des pans entiers de notre économie qui se sont révélés mauvais.
En France, l’Etat tend à négliger les structures intermédiaires. Dans la reconstruction que vous appelez de vos vœux, n’aurait-on pas à intérêt à s’appuyer davantage sur les structures intermédiaires, les territoires, en allant vers une redensification territoriale de tout ce tissu ?
Bien entendu. Les Allemands, qui sont ceux qui sont le mieux sortis de la crise – qui leur a permis de devenir le pays leader en Europe –, mettent en valeur les Länder, c’est-à-dire les provinces. L’Allemagne est en effet une fédération de grandes régions, ce qui nous invite à nous demander si nous ne devrions pas décentraliser beaucoup plus que ce qu’on a fait jusque-là. Dans la crise du coronavirus, il a été très intéressant de voir que certaines régions françaises ont réagi beaucoup plus vite que d’autres pour acheter des masques, prendre des mesures… Alors que l’Etat était totalement défaillant, ce sont les régions qui ont été actives. On l’a vu en Ile-de-France, en Aquitaine, dans le Sud-Ouest, en PACA, en Auvergne… On y a vu une prise en main du problème par des gens beaucoup plus proches du terrain et de la réalité.
Nous devrions décentraliser beaucoup plus que ce qu’on a fait jusque-là
Cela dit, est-il si simple que cela de relocaliser ?
La relocalisation ne signifie pas tout ramener en France pour que tout soit chez nous. Il ne s’agit pas de reconstruire des barrières autour de la France et de vivre en autarcie. Cependant, nous sommes en Europe, donc on peut travailler dans le cadre de l’Europe grâce à la libre-circulation des personnes et des marchandises. Il y a d’autre part des pays qui sont très proches de l’Europe et qui peuvent aussi contribuer (le bassin méditerranéen). La France, avec d’autres, avait essayé de lancer l’Union pour la Méditerranée afin de créer des passerelles entre le Nord et le Sud. Cela s’est fait dans certains pays, comme le Maroc, avec lequel de nombreuses entreprises françaises travaillent. Les Allemands s’appuient pour leur part sur l’Europe de l’Est : Pologne, Tchéquie, Hongrie, etc. Ils y ont installé des morceaux de leur industrie, en l’occurrence les activités ayant un coût de main d’œuvre élevé. En revanche, ils ont concentré dans leur pays les industries ou assemblages à faible coût de main d’œuvre. C’est une des raisons pour lesquelles ils s’en sont mieux sortis que nous : -6,5 points pour le PIB allemand contre -11 points pour le PIB français, ce qui constitue un écart colossal.
Il faudrait donc à la fois une relocalisation intelligente et une reterritorialisation du tissu économique.
Pour la relocalisation, l’Etats doit néanmoins contribuer, au moins en incitations (aides et pressions). Quand PSA veut faire venir des travailleurs polonais dans ses usines françaises (l’alternative étant la délocalisation en Pologne), l’Etat lui demande à raison de privilégier les salariés français, ce à quoi on lui rétorque que la main d’œuvre française est trop chère… Eh bien trouvons un système dans lequel les activités qui peuvent supporter un coût de main d’œuvre plus élevé soient faites en France, et les autres ailleurs. L’Etat doit encourager une réflexion stratégique dans chacune des entreprises. En fermant la DATAR, la France a arrêté de faire de la prospective industrielle et on a cessé d’intervenir auprès des entreprises dans le cadre de l’aménagement du territoire depuis les années 2000. On le paye très cher aujourd’hui, car si on avait maintenu la DATAR, c’est elle qui chercherait des solutions pour éviter l’excès de délocalisations.
En quête d’un résultat annuel conséquent assorti d’une prime pour le dirigeant, les sociétés européennes réduisent ou ne font pas les investissements en recherche nécessaires

Cela dit, le dogme de la création de valeur pour l’actionnaire nous a entraînés dans un autre écueil. En quête d’un résultat annuel conséquent assorti d’une prime pour le dirigeant, les sociétés européennes réduisent ou ne font pas les investissements en recherche nécessaires. C’est le drame de nos économies. Si un concurrent ne joue pas ce jeu-là et se met à surinvestir en recherche, on perd la guerre. C’est en train de se passer face aux Chinois, qui font cela dans tous les domaines. Prenez le cas de la voiture électrique, très en vogue en France en ce moment. Tout le monde tend à oublier que si le fonctionnement de la voiture électrique n’est pas polluant, la fabrication et la destruction des batteries sont, elles, extrêmement polluantes. Pendant ce temps, les Chinois surinvestissent dans le moteur à hydrogène. Or, nous savons que le moteur à hydrogène est le seul moteur totalement non polluant, car il n’utilise que des composants de l’air. Et je note que Mme Merkel a elle aussi récemment déclaré qu’il était temps que les Allemands se mobilisent sur le moteur à hydrogène. La France semble se réveiller : espérons que l’on n’aura pas une fois de plus une guerre de retard.
Propos recueillis par Didier Raciné