Comment réinventer notre insertion dans le monde ?
Entretien avec Dominique Méda, Professeure de sociologie, directrice de l’Irisso, Université Paris Dauphine-PSL


Qu’un simple nouveau virus puisse à ce point bouleverser le monde, des pans entiers de son économie, de sa vie sociale, témoigne que nous sommes touchés au cœur de notre existence : notre insertion dans le monde.
L’économiste Karl Polanyi en 1944 formulait l’idée très moderne que l’économie devait se réinsérer dans la société, mais aussi dans la biosphère. Bruno Latour pose la question de « Où atterrir ? ». Dominique Méda souligne qu’un nouvel ensemble de concepts doit émerger, reliant économie, social et écologie, dans la nouvelle période historique en train de s’ouvrir.
Alters Media veut refléter ces échanges et recherches : ouvrons le débat dans ces colonnes !


La nouvelle période stimule le débat autour de cette question clé : comment réinventer notre insertion dans le monde, idée formulée en 1944 par Karl Polanyi (1) ? Quels seraient les axes de recherche d’un tel programme ?
J’ai tenté d’expliciter ce programme – que j’aime rassembler sous l’expression « reconversion écologique » –, dans La mystique de la croissance. Comment s’en libérer, publié en 2013, mais dont j’avais présenté les premiers éléments en 1999 dans Qu’est-ce que la richesse ?
Mon interrogation principale, dès cette époque, portait sur le caractère légitime de l’assimilation entre richesse et PIB : une société riche est-elle vraiment celle qui a le plus gros PIB par habitant… ? Comment avons-nous pu en arriver là ? Surtout lorsque l’on prend conscience du fait que le PIB – l’agrégat principal que nous permet de calculer cette norme universelle qu’est le système de comptabilité nationale – est une convention, donc le résultat de décisions humaines sur « ce qui compte ».
J’ai tenté de faire la genèse de cette assimilation, mais je pense qu’il faut remonter encore plus loin. Le premier élément du programme que je propose consiste à changer radicalement de cosmologie, c’est-à-dire de représentation du monde et notamment de place de l’humain dans le Monde. J’ai été très influencée par le très beau texte de Lynn White – Les racines de notre crise écologique – qui date de 1967 dans lequel celui-ci fait remonter à la Genèse la cause de tous nos maux et en tout cas les origines de notre tendance à souiller notre habitat plus vite que toutes les autres espèces.

Il nous faut réencastrer l’humain dans le reste de la Nature et dans le même geste, substituer au rapport de conquête et d’exploitation entre humains et nature un paradigme du prendre soin.

Mais le point central est pour moi ce que la Modernité nous a légué, notamment avec les œuvres de Descartes et de Bacon, cette volonté d’extorquer à la Nature ses secrets et de faire de la relation entre humains et Nature un rapport d’exploitation et de conquête. Il nous faut réencastrer l’humain dans le reste de la Nature et dans le même geste, substituer au rapport de conquête et d’exploitation entre humains et nature un paradigme du prendre soin, revoir de fond en comble les fondements de nos disciplines – je pense à l’économie notamment, mais aussi à la sociologie – qui négligent l’appartenance des humains au monde et aux lois naturelles.
Changer de cosmologie, réviser les fondements de nos disciplines, et changer d’indicateurs parce que les indicateurs ne sont que la concrétion d’une vision normative du monde, c’est pour moi la première étape, ce qui va nous permettre de bifurquer radicalement. On ne pourra pas faire la transition énergétique sans cela.
Mais deux autres étapes sont, me semble-t-il, nécessaires et c’est la deuxième acception du terme de reconversion : nous allons devoir engager de très vastes mouvements de main d’œuvre, des secteurs à fermer ou réduire vers les secteurs à déployer : cela nous n’avons jamais bien su le faire, pensons à l’échec des reconversions industrielles du textile ou de la sidérurgie. On a mis les personnes au chômage ou en préretraite. On doit inventer de nouveaux dispositifs qui permettront d’anticiper et de rendre parfaitement supportables ces mouvements.

Si nous voulons que nos sociétés s’engagent massivement dans ce programme de reconversion écologique, il nous faudra réduire drastiquement les inégalités et investir massivement.

Enfin, si nous voulons que nos sociétés s’engagent massivement dans ce programme de reconversion écologique, il nous faudra réduire drastiquement les inégalités et investir massivement. Mon programme est donc tout à la fois intellectuel et opérationnel.

Vous précisez (2),
– qu’il ne faut « pas nécessairement rompre avec toute forme de croissance, mais au moins réinscrire une croissance sélective dans des limites physiques et sociales strictes, qui pourraient être matérialisées par l’adoption de deux indicateurs déclinés à tous les niveaux : l’empreinte carbone et l’indice de santé sociale »
– qu’il faut « sinon un abandon du productivisme et du capitalisme – le premier mettant trop souvent les humains et les écosystèmes sous pression, le second visant une accumulation contradictoire avec l’objectif d’économiser les ressources –, au moins l’adoption de nouvelles définitions de l’un et de l’autre ».
Pouvez-vous développer ces deux idées sur la croissance sélective, sur le productivisme et le capitalisme (ou le marché) ? Peut-on préciser quels travaux de recherches collectives seraient à mener pour avancer dans ce sens ?
Si nous voulons contenir la production dans des limites environnementales et sociales strictes, il est nécessaire de disposer d’outils pour nous y aider : je propose que nous adoptions deux ou trois indicateurs complémentaires au PIB – l’empreinte carbone, l’indice de santé sociale et un indicateur de biodiversité – et que nous leur fassions jouer un double rôle d’alerte et de seuil : il serait interdit de dépasser les seuils fixés nationalement (et peut-être localement et individuellement voire par entreprise), ces indicateurs jouant comme de véritables limites.

Deux ou trois indicateurs complémentaires au PIB – l’empreinte carbone, l’indice de santé sociale et un indicateur de biodiversité.

Il s’agit donc d’enserrer le PIB dans des limites physico-sociales. Cela signifie que l’on adopte, à côté d’une mesure abstraite (la monnaie, puisque le langage dans lequel le PIB est écrit est exclusivement monétaire) des mesures ou un langage écrit en termes physiques, chimiques ou sociaux, ce qui nous permet évidemment de considérer l’ensemble de ces questions avec un autre regard. Nous devons changer de lunettes, revoir nos cadres cognitifs, ceux qui organisent notre vision du monde et nos actions.
Quant à la croissance sélective, cette expression rejoint celle de post-croissance : nous savons désormais que la notion de croissance verte n’est pas raisonnable, ni rationnelle. Un récent travail de recherche se conclut par le fait que « les preuves empiriques sur l’utilisation des ressources et les émissions de carbone ne soutiennent pas la théorie de la croissance verte » et que nous devons cesser de croire que des progrès technologiques fulgurants permettront aux habitants des pays riches de continuer à vivre comme nous le faisons. Nous devons donc reconstruire de fond en comble nos économies, et pour ce faire consentir un investissement supplémentaire massif, adopter des pratiques de sobriété et faire décroître radicalement notre consommation d’énergie.
Croissance sélective signifie que nous devons cesser de produire et de consommer toute une série de produits. Les recherches sur ce sujet ne font que commencer : je renvoie au beau livre dirigé par Valérie Guillard : Du gaspillage à la sobriété.

Vous précisez (3) que
Au-delà des énormes investissements publics nécessaires au niveau européen, « ce sont des pratiques de sobriété, d’intelligence collective, de coopération et de capacité à orienter les fonds vers les usages les plus économes dont nous avons désormais absolument besoin ».
Comment articuler l’un et l’autre ? Comment stimuler, donner plus d’étendues et de poids à de telles pratiques, voire les imposer comme pratiques sociales dominantes ?
Oui ce n’est pas du tout contradictoire : nous devons donner la priorité aux investissements qui nous permettront de bâtir nos économies sur d’autres bases et consommer différemment, à l’évidence moins pour les plus riches. Cela suppose comme je le disais plus haut une réduction radicale des inégalités.

Parmi les projets de protection sociale qui seraient à promouvoir vous soutenez l’idée de territoire zéro chômeur de longue durée, c’est-à-dire
« … l’expérimentation sur dix territoires d’un projet consistant à utiliser l’ensemble des sommes jusque-là mobilisées pour indemniser, soutenir ou prendre en charge la privation d’emploi de longue durée pour faire vivre des entreprises à but d’emploi (EBE), qui recrutent en CDI des personnes sans emploi » (4)
Ces « EBE ont pour mission de partir des aspirations et compétences de ces personnes pour leur faire développer sur le territoire des activités visant à satisfaire des besoins non couverts par le secteur public ou le secteur privé » et « les activités développées par les EBE visent, elles, exclusivement à satisfaire des besoins sociaux non encore assurés et qu’elles concernent principalement les services aux habitants et les activités permettant la sauvegarde de l’environnement ».
Pouvez-vous développer les bénéfices humains (mais aussi économiques, sociaux et environnementaux) qui ressortent de ces expérimentations ? Comment ces entreprises à but d’emploi peuvent-elles pérenniser leur action ?
Les bénéfices sont immenses : c’est d’abord évidemment la dignité retrouvée par ces personnes, et tous les coûts sociaux évités mais ce sont aussi les activités développées, qui sont le plus souvent des activités utiles pour les autres ou les territoires et qui n’avaient pas été développées jusque-là faute de rentabilité ou considérées comme trop couteuses. Je pense aux recycleries que l’on voit développées à Moléon dans le film que Marie Monique Robin a consacré à cette expérimentation.

Au sein du Plan de la Commission européenne (Green Deal) figure l’idée d’une « transition juste », proposée par la Confédération syndicale internationale en 2009, d’une protection des travailleurs qui risquent de perdre ou de changer d’emploi dans ce qui sera sans doute une immense restructuration.
Auriez-vous à ce sujet des propositions ?
Oui, dans le livre que nous venons de publier avec 11 autres chercheuses, intitulé Manifeste travail. Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer (Seuil, 2020), nous proposons de mettre en place une garantie d’emploi qui pourrait permettre d’éviter aux personnes perdant leur emploi un passage par la case chômage. Je pense au Civilian Conservation Corps mis en place par Roosevelt en 1933 ou à la proposition faire par l’association One Million Climate Jobs qui consiste à déployer un service public du climat permettant d’accueillir les personnes perdant leur emploi en raison de la reconversion écologique et de leur permettre de retrouver très vite un emploi dans la rénovation thermique, le verdissement des processus industriels, les infrastructures de transport, bref tous les nouveaux secteurs, en leur apportant les revenus et la formation nécessaire. On n’entraînera pas les personnes dans ce projet si on ne leur montre pas tous les bénéfices qu’elles pourront tirer de l’avènement de cette nouvelle société parmi lesquels un air respirable, des emplois plus utiles, des organisations du travail plus démocratiques…

Propos recueillis par Didier Raciné, rédacteur en chef d’Alters Média

 


(1) Karl Polanyi, La Grande Transformation (sous-titré Aux origines politiques et économiques de notre temps)
(2) Dominique Méda, Le Monde du 19 septembre 2020
(3) Dans Le Monde du 19 septembre 2020
(4) Le Monde 19 septembre 2020.

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