
Le financement de la reconstruction écologique se pose dans des conditions où les taux d’intérêt des emprunts à la Banque Centrale
Européenne sont durablement faibles, voire négatifs. Il ne faut donc pas craindre une dette qui aurait pour contrepartie des
transformations massives garantissant une Terre vivable, une transition écologique réussie.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur l’Institut Rousseau ?
Créé en mars 2020, l’Institut a pour objet de défendre une politique de reconstruction écologique, sociale et républicaine, et pour
cela il élabore des propositions de réforme des politiques publiques dans divers domaines (juridique, financier, social,
institutionnel…). Gaël Giraud en est le Président d’honneur.
Son nom, Institut Rousseau, fait référence au Contrat social et à l’Origine des inégalités, mais aussi aux rapports à la nature
(Rêveries du promeneur solitaire) et il est bien en phase avec les grands enjeux et défis du siècle :
– Refondation du Contrat social, dont la crise est manifeste par exemple avec le mouvement des « gilets jaunes » et la progression des
inégalités ;
– Reconstruction écologique, du lien de la Société avec la Nature, reprenant l’image de la Reconstruction d’après la Guerre et en
soulignant que cette reconstruction passe par une déconstruction des dogmes, notamment dans le domaine économique et monétaire.
Les enjeux de la question climatique portent sur la vie sur la planète et sur la nature en tant que telle. Enjeux énormes, qui
dépassent complètement les questions purement financières, mais qui les posent quand même. Quels sont les montants globaux du
financement de la Transition Énergétique et Écologique ?
Pour réussir la Reconstruction, il faut de très nombreux investissements. Il y a bien là un paradoxe pour des personnes qui pensent
décroissance et ralentissement d’activité : la sobriété suppose de très grands investissements ! Il y a plusieurs sources pour
chiffrer ces besoins :
– La Cour des Comptes européenne (en 2018) a mentionné le besoin d’investissements annuels de 1 115 Milliards d’euros en Europe, soit
300 à 400 Milliards d’euros de plus que ce qui est dépensé actuellement.
– L’INSEE parle de 60 Milliards d’euros d’investissements « verts » supplémentaires au minimum par an en France : le plan de relance
gouvernemental ne réserve qu’une fraction de ses 100 Milliards d’euros sur deux ans, à la transition climatique, soit à peine 6
milliards d’euros pour 2021.
– Pour l’Institut Rousseau, il faudrait plutôt dégager 80 à 100 Milliards d’euros par an en comptant l’agriculture bio et l’économie
circulaire.
La réalité du système monétaire contemporain : la masse monétaire a pour contrepartie la dette !
Nous sommes donc très loin de l’effort nécessaire.
Le secteur privé se heurte à plusieurs difficultés pour financer cet effort. D’abord on ne compte que 350 Milliards d’obligations
vertes en 2020 pour le monde entier, alors que le besoin est bien supérieur. Cette finance verte présente de plus quelques problèmes :
tout ceci est du déclaratif, il y a du green washing, même s’il existe maintenant des Labels. Elle est enfin soumise à rentabilité,
alors que certains investissements nécessaires (comme les forêts et les zones humides) ne sont pas rentables ou bien à long terme.
Cela souligne que les rôles des États et des Banques publiques d’Investissement sont essentiels. Or l’outil public est sous-utilisé et
sous-dimensionné.
On voit bien que l’on ne peut échapper à la question de la dette…
C’est effectivement là que l’on a les marges de manœuvre. Mais il faut comprendre ce qu’est la réalité du système monétaire
contemporain : la masse monétaire a pour contrepartie la dette ! En accordant des crédits ou en achetant des actifs à des agents non-
bancaires, les agents bancaires sont à l’origine de la création monétaire. Une fois que l’on a compris cela, on ne s’étonne pas que
les dettes, qui accompagnent la progression de la masse monétaire, augmentent très rapidement dans le système monétaire contemporain :
le système du crédit y est très développé ; la monnaie et la dette sont les deux faces d’une même pièce.
Jusqu’en 1970, la dette publique a pu baisser car l’État se finançait en partie directement par la Banque Centrale (via des avances
monétaires remboursables ou non remboursables à l’État) ainsi que via ce qu’on appelait alors le « circuit du Trésor » qui permettait
à l’État d’imposer aux banques les taux et les volumes de ses emprunts. Pendant les Trente Glorieuses, l’État a ainsi pu investir tout
en réduisant la dette publique.
La question est celle de la transmission ciblée de cette masse monétaire supplémentaire vers le tissu économique réel.
Tout a changé depuis les années 1980 : le financement monétaire a été proscrit, l’État doit se financer uniquement sur les marchés et
les banques centrales sont indépendantes. On constate alors que l’investissement public n’a jamais été aussi faible tandis que les
dettes n’ont jamais été aussi élevées. Cette dette, liée à la création de monnaie, n’alimente pas l’économie réelle, mais deux marchés
spéculatifs (véritables trous noirs financiers) où les actifs existent déjà et où les prix s’envolent : le marché de l’immobilier et
le marché des actifs financiers. Le SP 500 (indice boursier de tels actifs) a ainsi atteint son pic aux États-Unis en octobre 2020, en
pleine crise de la COVID. Au lieu de financer l’économie réelle, les liquidités créées par les banques centrales viennent gonfler les
réserves des banques privées, bien qu’elles permettent aussi de maintenir des taux bas sur les emprunts d’État, lesquels n’en
profitent pas assez pour investir.
Comment faire dès lors ?
Il faut donc repenser la politique monétaire au service de la reconstruction écologique, et mieux comprendre ce qu’est la création
monétaire et les contreparties qu’il convient de créer.
La monnaie est une institution sociale basée sur la confiance de la société. Elle n’est pas neutre. Par conséquent, les banques
centrales peuvent créer de nouveaux outils et de nouvelles solutions, sous le contrôle des États, comme monétiser une partie de la
dépense publique en faveur de l’écologie.
Les solutions monétaires ne sont pas un Graal en soi, il faut utiliser toute une palette d’autres politiques comme le budget, la
protection écologique et solidaire aux frontières, les taxes carbone compensées…
Pour les États, il faut s’endetter plus largement, tant que les taux d’intérêts sont négatifs et qu’ils demeurent inférieurs aux taux
de croissance attendus. Il ne faut pas hésiter ni attendre, car ainsi la dette diminuera mécaniquement.
Certains gouvernements sont toutefois effrayés par la dépense publique, et le Pacte de croissance (déficit inférieur à 3 %, dette
publique inférieure à 60 % du PIB), qui est suspendu mais pas aboli, a joué pendant des décennies un rôle structurant dans cette
crainte. Il serait sage de l’abolir aujourd’hui.
Mais ne peut-on pas craindre, dans une économie ouverte, de stimuler l’inflation chez soi, et que l’essentiel de la croissance aille à
l’extérieur, financée par notre dette ?
La réponse est de cibler les investissements sur des activités non délocalisables, donc sans besoin d’importation. Les investissements
dans certains secteurs comme l’agriculture bio, la rénovation thermique, les énergies renouvelables… font fonctionner les entreprises
nationales. Plus on y investit, plus on réduit nos importations, moins on dépend de l’extérieur (c’est le cas pour le pétrole, par
exemple). Il faut donc reconquérir le marché intérieur, relocaliser ce qui peut l’être et assumer une forme de protectionnisme.
La question est celle de la transmission ciblée de cette masse monétaire supplémentaire vers le tissu économique réel.
N’est-ce pas ce qu’a fait la Chine ?
Si ! C’est tout à fait ce qu’a fait la Chine, où les banques publiques chinoises, qui reçoivent de la Banque populaire de Chine (BPC)
de grande quantité de liquidités, orientent leur politique du crédit et leurs investissements pour faire émerger de grands groupes
industriels. C’est ainsi que, n quelques dizaines d’années, la Chine s’est dotée des premiers groupes au monde dans l’éolien, le
solaire, le transport terrestre… Et tout cela aussi parce qu’ils se servent de l’arme monétaire pour investir dans le tissu économique
directement et prendre de l’avance. Les énormes réserves monétaires chinoises venant de leurs excédents commerciaux met en outre le
pays à l’abri de toutes spéculations ou de mouvements financiers violents, alors que nous sommes très dépendants des marchés
financiers. Elle peut alors jouer sur son taux de change pour exporter.
Les États-Unis aussi le font, à un niveau exceptionnel : la FED a racheté pour 8 000 Milliards de dollars de dettes des entreprises,
financé l’État américain, mais aussi les collectivités territoriales, les États fédérés et des entreprises privées par des mécanismes
qui repoussent très loin dans le temps le paiement de la dette. La Banque Centrale Japonaise aussi rachètent directement des actions
de secteurs stratégiques, via des ETF.
Quels sont les mécanismes de création de monnaie libre ?
Précisons tout d’abord que les solutions monétaires ne sont pas un Graal en soi, qu’il faut utiliser aussi toute une palette d’autres
politiques comme le budget, la protection écologique et solidaire aux frontières, les taxes carbone compensées… La politique monétaire
peut toutefois débloquer rapidement des montants considérables. Ainsi, il faudrait que, sous le contrôle du Parlement européen et du
Conseil européen, tous les ans, la Banque Centrale Européenne crée de la monnaie sans contrepartie sous forme d’endettement (c’est ce
qu’on appelle une création monétaire « libre » car libre de dettes), pour financer des investissements dans la transition écologique
dans des volumes raisonnables. La difficulté est que l’article 123 du TFUE interdit que l’on finance des États. Il faut donc :
– Soit abolir l’article 123, mais cela demande de remanier les Traités européens : c’est très difficile
– Soit que la BCE finance directement un Fonds non étatique ad hoc. Ainsi, dans le Programme de relance on a créé un Fonds de
Résilience et de Reconstruction pour financer les États.
Une autre proposition est d’effacer les dettes des États détenues par la BCE, en échange d’investissements équivalents dans la
transition écologique : personne n’aurait à subir des dommages. La BCE possède aujourd’hui 2 400 Milliards d’euros de dettes publiques
des États européens, ce qui correspond à peu près à ce que demandait Thierry Breton (2 000 Milliards) pour sortir de la crise
sanitaire et relancer l’économie. On peut aussi s’en servir pour relancer l’économie car le Green Deal européen ne correspond en fait
qu’à 300 Milliards sur trois ans.
Vous avez des propositions au niveau de l’ONU ?
Le Fonds vert des Nations Unies a suscité au départ de grands espoirs pour lancer une politique d’aide aux pays en développement et
financer leur Transition Écologique : financé par les États Membres, l’aide devait être distribué par les Nations Unies elles-mêmes.
Mais les financements n’ont pas suivi et de fait, on n’a pas de solutions, ne serait-ce que pour freiner les destructions des forêts
et des écosystèmes dans certains pays du Sud. Notre idée s’inspire des propositions de Keynes au sortir de la Seconde Guerre mondiale
de créer une monnaie de réserve internationale (le Bancor) basée sur la confiance que les Pays portent aux Nations Unies. Elle serait
sous le contrôle de l’Assemblée Générale et pourrait être créée dans des volumes contrôlés par celle-ci et par les États.
Les Droits de Tirages Spéciaux du FMI ont un rôle limité à la stabilité des taux de change. Il faudrait aller plus loin et créer un
outil de financement de la transition écologique au niveau international.
Propos recueillis par Didier Raciné, rédacteur en chef d’Alters Média
Nicolas Dufrêne est co-auteur, avec Alain Grandjean, de Une monnaie écologique, Odile Jacob, 2020