
Les communes, en mobilisant leur population, peuvent impulser et mettre en œuvre des actions concrètes pour lutter contre les fléaux générés par la crise multidimensionnelle que nous traversons. Loin de sombrer dans l’apathie et le désœuvrement, les territoires ont été et demeurent le berceau d’initiatives innovantes et solidaires.
Nous vivons une crise assez considérable (crise sanitaire bien sûr, financière, économique et sociale, mais aussi sécuritaire, géopolitique). Comment rebondir, notamment au niveau local ?
Pour tout le monde, la crise Covid a provoqué un état de choc. Je dirais que les deux décisions très fortes que j’ai prises tout de suite sont, d’une part, la mise en place d’une cellule de crise quotidienne permettant de prendre les arbitrages, d’écouter tout ce qui remonte du terrain, tous les problèmes de mise en œuvre, etc., et, d’autre part, un système de communication quotidien par les réseaux sociaux, le site Internet et un flash info une fois par semaine. La confiance est très importante, et en matière de proximité, la mairie est irremplaçable. On sent qu’il y a une forme de confiance en la parole du maire, qui est le premier interlocuteur des habitants. On voit le Président à la télé, mais ce n’est pas lui qui va régler les problèmes du quotidien. Bien sûr, à cela s’ajoutaient toutes les tâches prescrites (protocoles sanitaires, arbitrages multiples concernant les activités à maintenir…).
Ensuite, on a développé une stratégie très intense de mobilisation d’élus et de bénévoles pour mener des actions de solidarité en direction de personnes vulnérables. Comme à Loos on a une participation très forte des habitants, on avait un groupe qu’on appelle « les bâtisseurs », c’est-à-dire des citoyens engagés pour leur ville en général, et, parmi ces bâtisseurs, des « contributeurs », c’est-à-dire ceux qui se sont engagés beaucoup plus fort dans les campagnes en prenant des responsabilités comme acteurs de terrain. Parallèlement à notre premier flash info, on faisait un recensement des personnes en situation de fragilité afin d’affecter à chacune d’entre elles un habitant volontaire et un élu référent et leur apporter un soutien si nécessaire (achats première nécessité, phoning pour vérifier que tout va bien). J’ai saisi la sous-préfecture environ deux jours après pour demander au sous-préfet quelles étaient les possibilités que j’avais pour permettre à ces gens de circuler, si je pouvais les assermenter afin qu’ils aient une légitimité par le maire. Au terme d’une recherche, il trouva le statut de collaborateur occasionnel du service public, fondé par un arrêt du Conseil d’État au début du XXIe siècle. On a donc actionné cela afin que ces personnes puissent montrer à la police un document attestant qu’elles étaient bénévoles en accompagnement de personnes en difficulté.
Au niveau économique, comment les entreprises de toute taille présentes dans la commune ont-elles réagi ? Y a-t-il eu des dégâts ? Avez-vous vous-même réagi par rapport à ça ?
Nous avons réagi en communiquant très vite sur tout ce qui restait ouvert et en demandant aux gens de jouer le jeu. On a vite misé sur le click & collect. On n’a pas constaté de faillite pendant le premier confinement, mais il y en aura à l’issue du deuxième. De toute façon, les faillites se constatent au moment du bilan, donc ça ne pouvait pas arriver immédiatement. Pendant le deuxième confinement, on a insisté sur les commerçants : réunions publiques, diffusion de documents présentant toutes leurs activités, relai d’informations sur les aides existantes etc. Cela les a décidés à déclencher une « Union commerciale » qui n’existait pas jusqu’alors et qu’ils structurent de manière autonome, avec un appui de la municipalité là où c’est nécessaire. Elle permet d’accélérer la prise de conscience de l’importance d’une collaboration entre eux. La crise favorise les réflexes de solidarité.
Et que se donne-t-elle comme objet, comme missions ?
S’entraider, se faire mutuellement de la publicité, développer des outils de communication pour faire connaître tout ce qu’ils proposent et, à terme, mener des actions sur les fêtes locales pour animer la ville et développer le commerce local. Les commerçants ont des horaires qui font qu’ils sortent tard et ne sont pas disponibles pour se rendre aux réunions publiques, donc cette Union les a vraiment stimulés. Le seul endroit où j’ai vraiment investi beaucoup d’énergie, c’est le marché. Dans un premier temps, le sous-préfet a refusé de le garder ouvert (en application des mesures décidées alors par le gouvernement) et j’ai appliqué sa décision, mais je l’ai néanmoins harcelé en lui expliquant que ce n’était pas possible : les gens sont bien mieux protégés au marché que dans une grande surface ! On a donc proposé un protocole très strict avec un système en couloirs, des masques obligatoires, des contrôles par les salariés de la ville… Et le marché a fonctionné comme jamais !
On vit dans un monde de fous où une tomate met 6 000 km en moyenne avant d’arriver dans votre assiette !
Pouvez-vous présenter le projet que vous portez pour votre commune et nous dire si le contexte l’a fait évoluer ?
L’épisode de la Covid est presque tombé à pic politiquement. Je mène en effet depuis vingt ans un projet de transition très volontariste que j’essaye d’incarner dans les faits, notamment autour de la réduction de la dépendance énergétique, la lutte contre l’interdépendance au sens large et le travail sur la notion d’autonomie. On vit dans un monde de fous où une tomate met 6 000 km en moyenne avant d’arriver dans votre assiette ! Ce qui est extraordinaire, c’est j’ai décidé de placer la cérémonie des vœux de janvier 2020 sous le thème de l’effondrement, une question qui s’intensifie – on venait de vivre un mois affolant en Australie, un blocage de l’eau et de l’électricité dans une ville californienne de 200 000 habitants qui avait dû être évacuée, et nous-mêmes connaissons les tempêtes, etc.
C’est pour cela que je mène un projet de transition en tant que maire, que nous avons développé l’autonomie alimentaire et déclenché un « plan solaire citoyen » qui est pour le moment un franc succès (on a trop d’argent au capital, les gens viennent y placer leur épargne). Deux mois après ce discours, le virus arrive. Du point de vue politique, ça vient apporter une forme de légitimité supplémentaire à tout ce que l’on fait : aujourd’hui quand, pour n’importe quelle action, j’argumente en disant qu’on doit pousser la transition plus que jamais, tout le monde opine.
Je n’ai jamais parlé de transition écologique, mais de transition, tout court. Nous sommes en crise systémique dans le bassin minier.
Et cette année a-t-elle déclenché des évolutions dans cette stratégie d’autonomie ?
Après une campagne électorale axée sur la promotion de la ville pilote en matière de développement durable, ça me détermine à renforcer cette transition. Quand je suis devenu maire, j’étais face à un peuple de mineurs qui ne connaissaient pas du tout la transition. Même s’ils estimaient que l’environnement avait son importance, ils étaient nombreux à mourir de la silicose à 50 ans alors ils se projetaient difficilement… Les générations qui arrivent aujourd’hui sont « zéro déchets » et me bousculent en me disant qu’on ne va pas assez loin. On a donc un programme très ambitieux sur l’autonomie énergétique, la sobriété, les circuits courts, la baisse des déchets, la solidarité entre les personnes et le vivre-ensemble, le retour de la nature… Des choses qu’on avait certes déjà initiées, mais sur lesquelles on met le paquet ! Par exemple, on a axé notre programme sur le fait de devenir une ville à énergie positive. Cela dit, ce qui est vraiment amplifié, c’est la solidarité entre les personnes (processus d’identification de personnes ressource, paniers de légumes solidaires, mobilisation des habitants pour fabriquer les masques quand on n’arrivait pas à s’en procurer…). La crise a donc conforté l’ensemble de nos politiques publiques, mais sur le plan des solidarités humaines, ça a déclenché une mobilisation vraiment très importante.
Comment avez-vous réussi à introduire la question environnementale et la question écologique dans une population mobilisée par les questions sociales ? Car si ce passage constitue une problématique quasi universelle, il y a tout de même quelques conflits entre le social et l’écologie.
Sur un plan général, moi je n’ai jamais parlé de transition écologique, mais de transition, tout court. Nous sommes en crise systémique dans le bassin minier : crise de santé publique, crise environnementale (pollution de l’eau, des sols, des paysages…), crise économique (perte de 220 000 emplois de mineurs) et crise sociale (taux de pauvreté importants). Tout le monde sait que je suis un écologiste et que je m’intéresse aux questions environnementales – et personne n’est contre. Mais si mon projet, c’est de faire une transition environnementale, l’histoire s’arrête parce que les gens veulent d’abord que leurs enfants aient du boulot et à manger. Donc le débat qui nous agite aujourd’hui entre transition écologique et transition systémique, je l’ai vécu il y a trente ans. Il ne suffit pas d’être en crise pour s’en sortir : la crise est un révélateur et elle peut mettre en énergie, c’est tout. Qu’est-ce qui fait que, globalement, le bassin minier bascule vers le Front national et que Loos-en-Gohelle bascule vers un autre projet ? Mon projet politique n’était pas audible si je n’étais pas dans une transition systémique. Par contre, ce qui est vrai, c’est que la question environnementale est intéressante en cela qu’elle permet d’afficher des résultats rapides, visibles. Quand on fait 15 km de trail vert dans les deux premières années du mandat, c’est très concret : on va se promener sur les chemins avec son chien. Quand on plante des vergers partout dans la ville en accès libre, tous les ans il y a des fruits qui tombent et les gens viennent les ramasser. Cette idée d’un projet global pour la ville a donc toujours été dans mon discours et dans mes actes, avec une dimension environnementale bien sûr, mais aussi une dimension majeure, qui est au croisement de l’économie, du social et de l’environnement, à savoir la question de la construction et de la réhabilitation des logements. Très vite, on a effectivement pu montrer qu’on baissait considérablement les factures de chauffage des gens (30 à 40 %) ; on a eu la première résidence de logements sociaux en HQE (Haute qualité environnementale). À cela s’ajoutent des baisses de facture d’eau de moitié. C’est intéressant car c’est à la fois un moyen de lutter contre la précarité (hausse du pouvoir d’achat, quand de nombreuses personnes renoncent à se chauffer l’hiver), de préserver l’environnement (diminution des rejets dans l’atmosphère) et de générer une nouvelle filière économique autour de la rénovation.
À Loos-en-Gohelle, l’un des processus les plus importants est celui de la montée en puissance des habitants. C’est ce qu’on appelle la capacitation, ou l’empowerment : retrouver du pouvoir d’agir.
Des idées de cette nature-là sont-elles également venues des entreprises ou des associations ?
Oui, bien sûr. À Loos-en-Gohelle, l’un des processus les plus importants est celui de la montée en puissance des habitants. C’est ce qu’on appelle la capacitation, ou l’empowerment : retrouver du pouvoir d’agir. Dans le cadre d’un plan d’occupation des sols, qui a duré un an et demi, on a travaillé avec la population pour déterminer progressivement une vision de la ville. Mon propre cap a donc été co-construit. J’ai pu tracer une voie neuve tout en étant profondément nourri du territoire. Dans la façon de construire la vision, j’étais sur des logiques de gouvernance sur un trépied : la vision des élus porteurs d’un projet, la vision des experts (paysagistes, etc.) et celle des habitants, qui sont des acteurs du terrain forts d’une expertise d’usage. C’est à la rencontre de ces trois dimensions-là que se construit un déplacement de chacun des acteurs. Écouter les experts nous aide, mais ce ne sont pas eux qui décident, sinon on bascule dans la technocratie. Tout le monde se nourrit de tout le monde. Il y avait quelque chose de novateur dans la démarche elle-même : dans les communes aux alentours, la politique, c’était le contrôle de la population. Ce processus a donc transformé un peu tout le monde. On va vers une gouvernance partagée qui qualifie les acteurs.
Une de mes formules, c’est « Participation sans responsabilisation = piège à cons ». Je ne suis pas d’accord avec le fait de faire des réunions publiques pour demander aux gens ce qu’ils veulent. Ça accentue une posture de consommation de l’action publique qui me paraît délétère. C’est la formule que connaissent tous les maires de France quand ils reçoivent des habitants et que ces derniers disent : « je paye des impôts, donc j’y ai droit ». Non, on paye des impôts pour l’intérêt général dans la ville, pour que ça profite à tout le monde ! L’intérêt général n’est pas la somme des désirs de chacun. La définition d’une stratégie systémique qui joue sur tous les registres a été couplée à la montée en capacitation des acteurs : en un mandat, on a vu le doublement du nombre d’associations, passées de 60 à 114. La transition ne peut se décréter, car elle va nécessiter le déplacement des acteurs. Par exemple, si vous voulez changer le modèle alimentaire et agricole, il faut que les producteurs, les consommateurs et la filière changent. Si un des trois ne bouge pas, ça ne marche pas. La transition requiert l’implication de tout le monde. Or, c’est justement par l’implication de tous les acteurs qu’on a commencé à Loos. C’est pour cela que, de mon point de vue, la transition systémique s’inscrit profondément dans la transition démocratique et dans la transition de la gouvernance de nos politiques communales.
Propos recueillis par Didier Raciné, rédacterur en chef d’Alters Média