
La proposition ici discutée d’un schéma national d’occupation des sols a le mérite de relier planification et aménagement, dans une formule souple associant les divers échelons de la décision, tout en gardant une vue d’ensemble sur tout le territoire national. S’appuyant sur des exemples en Europe, elle permettrait d’éviter gentrification, surdensification des espaces, mitage périurbain et artificialisation des sols, et de réduire les émissions de GES.
Le mitage pavillonnaire et commercial des zones rurales ne cesse de se poursuivre depuis plusieurs décennies, alors que l’urgence de préserver la biodiversité et les paysages culturels suppose à l’inverse de contenir l’extension des villes par la maîtrise de la croissance urbaine. Le monde politique s’en est récemment ému, si bien que le gouvernement a lancé en juillet 2018 l’objectif « Zéro artificialisation nette », prévoyant la renaturation des sols en superficie équivalente au taux brut d’artificialisation. Évasif sur les instruments à mettre en œuvre, ce programme ne s’attaque qu’aux effets du problème, car il laisse de fait la possibilité de poursuivre l’urbanisation et les déséquilibres spatiaux qu’il induit sous la promesse de les compenser a posteriori. En discussion ce printemps 2021, la loi Climat et résilience fait un pas en avant en proposant l’interdiction des centres commerciaux de plus de 10 000 m2 en périphérie.
Pour un Schéma national d’Occupation des sols
Une solution affrontant les causes de l’artificialisation consisterait à ébaucher un schéma national d’occupation des sols pour délimiter les aires d’extension maximale des villes. Plutôt qu’un zonage strict des fonctions intra-urbaines, il constituerait une directive conforme pour le SCoT (Schéma de cohérence territoriale), qui deviendrait un véritable plan-directeur régional, et circonscrirait les périmètres d’action du PLU (Plan local d’urbanisme). Il séparerait clairement les espaces ruraux, rendus inconstructibles, des zones urbaines pour éviter la diffusion des villes dans la campagne comme la nébuleuse urbaine du pays noir en Wallonie. L’État passerait alors de la logique actuelle d’intervention fragmentée par projet (comme les zones d’aménagement concertée, ZAC) à une logique de planification spatiale par schéma directeur.
Une solution affrontant les causes de l’artificialisation consisterait à ébaucher un schéma national d’occupation des sols pour délimiter les aires d’extension maximale des villes.
Depuis les lois de décentralisation (1982), la maîtrise d’ouvrage revient aux municipalités. Dans les faits, cette prérogative a été mal encadrée à cause de schémas directeurs devenus obsolètes, alors même qu’un plan national doit permettre aux communes d’être un échelon technique efficace de mise en œuvre des grandes directives, assorties d’une validation obligatoire par enquête publique locale. Cette disposition vise à éviter la multiplication des conflits d’usage et le risque antidémocratique qu’un maire ne prenne seul une décision d’aménagement.
Loin de n’être qu’un idéal, il s’agit d’un modèle déjà existant, mais inachevé. Prescrivant l’interdiction d’urbaniser sur une bande de 100 mètres au-delà du trait de côte, la loi Littoral de 1985 a permis de préserver les paysages et la biodiversité en bord de mer, surtout sur la façade atlantique et les îles du Ponant. En effectuant une répartition de l’occupation des sols littoraux en réservant des terrains inconstructibles, elle constitue, à sa petite échelle géographique, un véritable dispositif national d’aménagement indirect du territoire dans un contexte de décentralisation et de pression foncière.
Des exemples en Europe
Est-ce un projet si utopique ? La problématique est récente dans l’histoire, mais elle a été sérieusement posée après la Seconde Guerre mondiale. Deux exemples étrangers appuieront l’idée d’un aménagement du territoire conçu à l’échelle nationale. La Pologne met en œuvre dès 1946 un plan d’utilisation des sols pour rééquilibrer la démographie urbaine. En indiquant les zones urbaines et rurales, cette répartition permet d’intégrer dans sa vue d’ensemble les aires d’afforestation, qui devaient passer de 18 % à 28 % de la surface nationale. Si en pays d’économie socialiste, la maîtrise foncière du territoire prolongeait naturellement l’idée d’une propriété publique des moyens de production, ce sont néanmoins les pays libéraux qui réalisent les politiques nationales d’aménagement du territoire les plus équilibrées, comme en Europe du Nord. En 1962, l’ingénieur danois Erik Kaufmann établit un zonage complet du Danemark (zoneplanen). Il répartit le territoire en quatre zones : les espaces urbains, les espaces d’équipement et d’urbanisation futures, les espaces agricoles et enfin une quatrième zone où se situent les paysages et sites patrimoniaux à préserver ainsi que les aires d’implantation des maisons de vacances. Ce plan ne visait pas à favoriser la croissance urbaine et industrielle, mais plutôt à la contenir pour mieux la maîtriser, à une époque d’optimisme où la prospective technologique et démographique pariait sur un modèle exponentiel de développement. Comme le remarque le géographe Jean Labasse, la vision nordique et anglo-saxonne de l’aménagement du territoire ne procède pas tant du modèle de la croissance qu’elle naît de la volonté inquiète de maîtriser les ressources naturelles et du projet averti de préserver les paysages. Il est remarquable que le plan danois ne fût jamais adopté officiellement, mais réalisé dans les grandes lignes à partir des lois de décentralisation de 1973 confiant l’urbanisme aux municipalités. En dépit des souhaits originels d’Eugène Claudius-Petit, la France n’a jamais su se doter d’un tel plan national : elle en est restée au stade de l’aménagement régional avec les villes nouvelles et les métropoles d’équilibre.
Prescrivant l’interdiction d’urbaniser sur une bande de 100 mètres au-delà du trait de côte, la loi Littoral de 1985 a permis de préserver les paysages et la biodiversité.
Si la crise écologique se manifeste localement, sa résolution demande une articulation d’échelles territoriales parfois contre-intuitive. Prévenir l’urbanisation par l’affectation régionale ou nationale des sols met en valeur les périphéries rurales des villes en indiquant les paysages à préserver, en aménageant des ceintures vertes (Green Belt) et en délimitant l’implantation d’équipements productifs et logistiques. C’est la condition pour relocaliser la production alimentaire en circuit-court et réduire les zones de chalandise, en parallèle d’un plan de remembrement écologique comme la rebocagisation. L’étude Empreinte Sol-Énergie-GES de l’ADEME (2020) montre que 37 % des surfaces agricoles qui nourrissent les Français se situent à l’étranger. Si nous voulons en relocaliser une partie, il faudra bien leur réserver des terrains inconstructibles, et ce même en réduisant la part carnée de notre alimentation, fortement consommatrice d’espaces agricoles.
Gentrification et surdensification : les défauts d’une absence de vue d’ensemble
Quelles seraient les conséquences d’un tel schéma national sur le développement urbain ? Dans un premier temps, il y aurait deux risques à anticiper : l’augmentation des coûts du foncier dans le bâti existant et la sur densification des centres. En risquant d’éloigner toujours plus les classes populaires des grandes villes où beaucoup d’entre eux travaillent, ce premier risque de « gentrification » peut être contrebalancé par l’instauration d’un contrôle des prix du foncier bâti. Le second risque peut être évité si une densification est stratégiquement conduite dans les zones urbaines les moins denses, marquées par la vacance commerciale et la déshérence des activités économiques. Là encore, les municipalités ne constituent pas l’unique échelon technique : la politique de densification par la mairie de Paris fournit l’exemple d’un défaut de vue d’ensemble des déséquilibres nationaux, quand un nombre important de villes petites et moyennes, dans un rayon de 100 à 350 kilomètres aux alentours, ne cessent de perdre des habitants depuis 20 ans.
Il répartit le territoire en quatre zones : les espaces urbains, les espaces d’équipement et d’urbanisation futures, les espaces agricoles et une zone de paysages et sites patrimoniaux à préserver.
Si certaines villes de la Champagne ou de la Moselle en constant dépeuplement recevaient un surplus d’activités en provenance de l’agglomération parisienne, nous aurions peut-être évité la construction de bureaux et de logements supplémentaires dans les ZAC Clichy-Batignolles et Paris Rive Gauche au profit du maintien, sur ces deux espaces, d’infrastructures pour le redéveloppement du fret ferroviaire et de l’aménagement d’un parc paysager. Lancé en mars 2018, le programme Action Cœur de ville repose sur le même écueil d’échelles. Au contraire, une vision globale des déséquilibres économiques et démographiques réactualise l’idée, défendue par le géographe Jean-François Gravier, d’un rééquilibrage par une démétropolisation modérée et un redéploiement des infrastructures territoriales dans les régions où le niveau d’équipement fait défaut. Encore faut-il savoir anticiper ces dynamiques grâce à la démographie prospective, une discipline aujourd’hui marginalisée.
De l’usage de la planification pour l’aménagement
Dans un second temps, ce plan d’affection supposerait de mettre fin à l’exception de l’urbanisme commercial en renversant la hiérarchie des normes : alors que depuis quarante ans, on a vu certains collectivités « bâtisseurs » faire construire sur la base des projets de promotion commerciale ou immobilière qui leur sont présentés, l’approche planificatrice adopterait la logique inverse en établissant d’abord le plan d’urbanisme pour attribuer ensuite la passation des marchés aux entreprises. L’autre acquis majeur consisterait à réviser une part importante des PLU par les municipalités pour les rendre compatibles avec les limites d’extension urbaine et une nouvelle réglementation écologique de l’urbanisme (certaines dispositions existent déjà dans les PLU grâce à la loi SRU). Pour rendre le périurbain pleinement urbain, il s’agit de rendre obligatoire l’adoption par chaque municipalité d’un plan de réaménagement de ses espaces périphériques si celui n’existe déjà, en évitant si possible le plan d’extension, surtout dans les zones de très faible densité. Ces espaces peuvent être densifiés en habitat intermédiaire, une morphologie bâtie qui se caractérise par des maisons individuelles groupées. Alternatif au modèle pavillonnaire comme aux ensembles collectifs de grande hauteur, il réduit la consommation d’énergie par rapport à la maison individuelle et harmonise l’aménagement des parties communes contre la fâcheuse tendance hexagonale à bétonner les jardinets, enclore les terrains et boucher le paysage. Le logement groupé libère l’emprise au sol pour renaturer en pleine terre les cœurs d’îlot (c’est-à-dire dans l’ensemble des espaces ni bâtis, ni viaires) et y créer des parcs paysagers d’un seul tenant, avec des essences locales, dont le coefficient de biotope (1) est bien plus élevé que la végétalisation partielle des toitures (0,4) et des murs (0,2). La loi devrait définir clairement ces critères et fixer des seuils minimums afin que les plans d’urbanisme puissent s’y conformer. Les espaces périurbains recevraient alors le même soin architectural que les centre-villes protégés par la législation des monuments historiques, et deviendraient enfin ces « villes organiques » que le penseur américain Lewis Mumford appelait de ses vœux.
L’approche planificatrice adopterait la logique inverse en établissant d’abord le plan d’urbanisme pour attribuer ensuite la passation des marchés aux entreprises.
En reprenant le modèle de l’unité d’habitation ébauchée dès 1923 par l’urbaniste Clarence Perry, le calcul d’un éloignement géographique maximal des logements par rapport aux infrastructures de services faciliterait le report des déplacements sur le vélo dans les zones périurbaines, grâce à l’aménagement d’une circulation piéton et cycliste séparées du réseau viaire pour relier les logements aux infrastructures.
Mais pour y parvenir, il faudra infléchir notre culture politique. Le nouveau Commissariat au Plan et France Stratégie s’arrêtent au stade de la prospective, alors que l’aménagement suppose, comme le décrit encore Jean Labasse, de mettre en œuvre une « géographie volontaire » de réorganisation de l’espace. Les organismes d’État doivent dépasser le modèle actuel de la « cohésion des territoires », marqué par le formalisme politico-administratif qui délègue à différentes échelles les compétences d’aménagement, pour adopter un modèle d’« aménagement du territoire » qui suppose d’articuler l’étude à l’exécution, dès l’échelon national, en faisant appel aux compétences diverses des ingénieurs, architectes, sociologues, géographes, etc. Largement conciliable l’approfondissement de la démocratie représentative dans la participation citoyenne, ce modèle est en revanche incompatible avec l’idéal de la démocratie directe. Il repose enfin sur l’acceptation du rôle aménageur de l’État par les collectivités locales.
Dorian Bianco
Membre de l’Institut Rousseau,
directeur du Groupe d’aménagement volontaire,
chercheur au Centre André Chastel