
Quelles sont les grandes leçons que tirent les entreprises de la crise ? Comment envisagent-elles leur relance ? Le numérique, le « durable » et le territoire seront les grandes tendances dans la reprise, auquel il faut ajouter la formation. C’est pourquoi des liens toujours plus étroits doivent être noués entre entreprises et territoires, entre les réseaux d’entreprises et les réseaux de collectivités.
Pensez-vous que les entreprises puissent utiliser le ressort de la crise actuelle pour envisager une voie de reconstruction durable ?
Certainement. Dans le contexte actuel, les entreprises sont confrontées à un problème de modèle économique et doivent désormais composer avec d’une part, la transformation numérique, en raison de l’utilisation croissante du digital, y compris dans les TPE-PME ; et d’autre part la transformation durable introduisant la notion de responsabilité sociétale des entreprises (RSE), avec une approche tournée vers le développement durable. Les chefs d’entreprise avaient, certes, intégré ce principe consistant à revisiter leur activité et leur modèle économique, mais compte tenu de la crise, leur préoccupation majeure était surtout d’assurer leurs échéances et la survie de leur entreprise.
Le gouvernement a exprimé sa volonté de relancer l’économie en débloquant des budgets affectés à de nouveaux domaines d’activité, tels que l’hydrogène, et en mettant en place des aides à la transformation environnementale pour les entreprises. Il nous a ainsi été demandé de sensibiliser plus de 200 000 entreprises et d’en accompagner plusieurs dizaines de milliers sur la transformation écologique.
Un autre phénomène s’est produit récemment, le rapprochement accéléré entre les collectivités territoriales et les Chambres de commerce.
Lorsque, dans le cadre de cette crise sanitaire, nous assistons une entreprise avec l’objectif de la soutenir ou de l’aider à repartir économiquement, nous veillons à ce qu’elle intègre la dimension environnementale à sa réflexion sur un nouveau modèle d’entreprise à adopter et sur sa propre relance.
Notre mission consiste, dans ce contexte de crise et de détresse des entrepreneurs, à faire comprendre aux entreprises l’importance de la RSE face à celle de la transformation numérique, lorsque des aides leur sont proposées par le gouvernement.
À ce titre, nous avons créé un outil de diagnostic, Digipilote, qui permet de mesurer la maturité de chaque entreprise, au niveau de sa réflexion, mais surtout de son action en termes de développement durable. Nous établissons ensuite un plan d’actions et d’accompagnement ayant pour objectif d’aider l’entreprise à obtenir des aides régionales, telles que celles proposées par l’ADEME.
Avez-vous le sentiment que cette crise a aussi poussé une réflexion générale sur ce modèle de développement un peu plus ouvert et plus centré sur le développement durable et le numérique ?
Absolument. On a vu par exemple se développer – et cela semble s’inscrire dans la durée – nombre de circuits courts. Les entreprises, mais aussi les consommateurs semblent désormais enclins à faire travailler les petits producteurs, tels les agriculteurs, et les commerces de proximité. Et paradoxalement ils n’ont cependant jamais autant été portés sur le commerce en ligne.
Nous avons mené des campagnes médias sur le thème « achetez local et faites travailler votre commerce de proximité ». De nombreuses collectivités locales ont mis en place des chèques consommateurs ou chèques cadeaux, uniquement utilisables chez les petits commerçants du centre-ville. Nous avons par ailleurs constaté que le numérique contribuait aussi à promouvoir les commerces de proximité. En effet, certains ont compris l’importance de la communication digitale et se sont rapidement démarqués en postant leurs actualités (nouveaux horaires, modes de livraison, etc.) sur les réseaux sociaux, tout en étant confinés ou fermés. Il s’est créé toute une chaîne de contacts, de distribution et d’animation appelée à durer, même si son champ d’action devrait être réduit dans le long terme.
Les territoires qui rebondiront le mieux seront ceux qui auront mis en place un fonctionnement collectif où chacun ira dans le même sens.
On notera donc la montée en puissance des circuits courts, mais aussi un phénomène de relocalisation et de l’« achetez français ». Pour preuve, les entreprises fabriquant des produits à valeur ajoutée s’en servent justement comme argument de vente et avec succès. Nous essayons de mettre en avant la richesse de notre territoire, y compris chez les grands donneurs d’ordre.
La conjoncture ne permet plus de faire appel à des sous-traitants situés à l’autre bout du monde. Les chaînes de logistique étant rompues, il est devenu impossible de s’approvisionner. Aussi pousse-t-on les entreprises à relocaliser, à tout le moins partiellement et en observant une diversification des sources d’approvisionnement. Ce, afin de ne pas dépendre d’un seul fournisseur, qui plus est étranger et éloigné géographiquement. Nous assistons à un véritable changement de posture, même si le principal souci pour certaines entreprises demeure de pouvoir payer leurs factures et se maintenir dans la durée et qu’il est difficile dans ces conditions de se projeter dans l’avenir.
Vous évoquez le circuit court, l’« acheter français » et leur lien avec le numérique. Que pensez-vous de l’empreinte carbone, du reporting extra-financier, de l’attention qui peut être apportée à la protection et au respect de la nature ?
Le contexte actuel nous contraint à gérer des urgences et cette gestion à court terme s’inscrit hélas dans la durée. Envisager le futur ou changer de stratégie, lorsque l’avenir est incertain, est devenu pour les entreprises un défi. Pourtant, certains grands groupes n’ont jamais autant investi dans les énergies renouvelables. Pour exemple, Total, a engagé des investissements massifs et présenté sa nouvelle politique en matière d’exploitation de nouvelles sources d’énergie.
Des signes importants témoignent de cette tendance, notamment autour de l’hydrogène. Ayant appris l’existence d’initiatives locales autour de l’« hydrogène vert » sur certains territoires, nous avons créé un groupe de travail « hydrogène » au sein de notre réseau. Les industriels et les entreprises, parmi lesquelles des PME, ont voulu faire partager leur expertise en la matière, à tel point qu’on a franchi une nouvelle étape dans ce domaine. Nous avons évoqué avec Agnès Pannier-Runacher, ministre déléguée en charge de l’Industrie l’éventualité de créer des formations spécifiques car si l’utilisation de l’« hydrogène vert » vient à se généraliser, nous aurons besoin d’experts en matière de maintenance, de distribution et de production de cette nouvelle énergie. Ces formations nécessiteront une coordination et une rationalisation afin d’éviter tout télescopage. C’est d’ailleurs la mission que s’est donnée le Conseil national de l’hydrogène (CNH).
On ne peut pas penser la stratégie d’un territoire non plus sans avoir en tête les grandes évolutions globales, qu’elles soient environnementales, digitales, économiques ou politiques.
La plupart des territoires envisagent d’ores et déjà des solutions autour de l’« hydrogène vert ». Mais sa mise en œuvre risque fort d’engendrer des problèmes de taille critique et de massification, c’est-à-dire que son succès dépendra de la demande. À propos de la demande et des usages, je pense aux collectivités, voire aux navires, aux trains et camions. On observe qu’en Europe et en France l’ensemble des écosystèmes territoriaux se sont approprié ce nouveau chantier, de manière désordonnée, certes, mais rapide. La plupart des entreprises qui s’étaient éloignées de cette éventualité-là, ont pris conscience de l’impact de l’hydrogène et s’y intéressent à nouveau. Le CESE vient de commettre un rapport très instructif sur l’hydrogène et le financement de la filière hydrogène.
Dans la préparation de cette relance, ne serait-il pas utile qu’il y ait une mise en relation étroite des territoires et des entreprises, à tous les niveaux. Je pense ici au programme des territoires d’industrie qui se développe actuellement. Que pensez-vous ?
Les Chambres de commerce et d’industrie (CCI) sont des entités hybrides, à la fois publiques et animées par des chefs d’entreprise élus par leurs pairs régionaux. Notre réseau, par exemple, comprend 5 000 élus tous issus des bassins économiques régionaux dépendant de nos CCI. Par définition, l’ancrage territorial des écosystèmes territoriaux est notre ADN et notre force. La diversité des CCI (rurales, métamarines, métropolitaines, régionales…) permet évidemment d’avoir un regard extrêmement ouvert, notamment dans le cadre du plan de relance et de pouvoir l’adapter en fonction des besoins territoriaux. Cela fait partie de notre ADN.
Un autre phénomène s’est produit récemment, le rapprochement accéléré entre les collectivités territoriales et les Chambres de commerce et d’industrie. Nous avions d’ores et déjà d’étroites relations avec nos conseillers régionaux, ce lien s’est renforcé, en particulier avec les communautés de communes qui ont autorité en matière d’économie. En tant que président, j’ai été invité au conseil national de l’AdCF (Assemblée des communautés de France) où siégeaient une soixantaine de communautés de communes. Nous avons exploré ensemble un accord de partenariat préexistant et l’avons renouvelé et enrichi sur les axes évoqués ensemble, à savoir la formation adaptée au territoire, notamment en matière de numérique. Pour l’heure, nous devons travailler sur un nouveau plan de relance dans les territoires. La notion de « collectif » n’a jamais été aussi présente. Nous avons aujourd’hui plus d’un millier de conventions de partenariats signées avec des collectivités territoriales et il s’en signe une bonne centaine supplémentaire tous les mois. Les collectivités dotées d’une compétence économique ont pris conscience des bénéfices que les chambres de commerce et d’industrie pouvaient leur apporter. Dans tous les cas, les regards croisés ont permis aux deux parties de s’enrichir mutuellement. L’une de nos principales préoccupations aujourd’hui est la revitalisation du commerce dans les centres-villes, gravement impactés par la crise actuelle. Une grande partie des commerces en centre-ville sont fermés ou astreints à un couvre-feu. Nous souhaitons ardemment faire repartir l’activité économique de ces commerces. Il est prévu avec la banque du territoire de monter une centaine de Foncières avec la Banque des territoires dans les zones en difficulté, afin de faciliter l’accessibilité des commerçants à des emplacements de premier plan. En association avec Madame Jacqueline Gourault et la Banque des territoires, nous avons travaillé sur ces chantiers. Notamment sur la revitalisation qui consiste à attirer des commerces « locomotives », par conséquent capables d’attirer d’autres commerces dans des centres-villes complètement désertés. On a un rôle important en liaison avec le ministère de Madame Gourault,
Sur les territoires ruraux, nous nous efforçons d’adapter le Plan de relance afin qu’ils puissent rebondir avec de nouveaux actifs. Les territoires qui rebondiront le mieux seront ceux qui auront mis en place un fonctionnement collectif où chacun ira dans le même sens.
Comment la relance doit-elle s’inscrire dans les territoires ?
Je crois à une proximité augmentée dans les territoires et à la richesse des territoires. Je crois qu’un plan de relance doit pouvoir s’adapter aux particularités de chaque territoire. Les décisions ne doivent pas partir uniquement du gouvernement mais aussi des territoires qui, eux, se doivent de prôner la concertation mutuelle.
L’économique doit travailler avec le politique (et inversement), l’académique avec le monde de la production. Ces univers avaient tendance à vivre à côté les uns des autres sans interagir. Ils devront à l’avenir développer plus de transversalité et d’occasions d’échanger entre eux. C’est essentiel. Il faut redéfinir des stratégies de mise en œuvre des actions, car toute réflexion n’a de sens que dans la panoplie d’actions qu’elle déploie subséquemment. Avec, pour des événements anxiogènes sur lesquels on ne peut rien, une nécessité d’agilité et de réactivité qui fait qu’il faut savoir évidemment changer de cap si nécessaire pour revenir plus tard sur le chemin que l’on s’était tracé. On est de plus en plus dans l’agir local et le penser global.
On ne peut pas penser la stratégie d’un territoire non plus sans avoir en tête les grandes évolutions globales, qu’elles soient environnementales, digitales, économiques ou politiques. Nous sommes confrontés à de gros enjeux, spécialement des enjeux démographiques qui s’appliquent d’ores et déjà dans les territoires, et qui sont liés aux problèmes migratoires dus au changement de climat, et à la démographie galopante de l’Afrique.
Nous devons apprendre à faire face plutôt qu’être dans le déni et faire de ces défis des opportunités en tenant compte d’un élément : l’acceptation par nos sociétés. Car tous ces phénomènes qui bouleversent nos sociétés ont des causes différentes, mais ils témoignent de la vigilance à garder dans les territoires. L’heure n’est plus à l’observation mais à l’action et elle ne s’accomplira que collectivement. La capacité d’écoute et de recoupement d’informations de signaux faibles n’en sera que plus élevée. Il faut retenir ici l’importance du Conseil économique social environnemental. La composante économique est essentielle et doit structurer l’ensemble. En définitive, je dirais qu’il est fondamental que les composantes puissent échanger entre elles et qu’elles s’enrichissent mutuellement.
Propos recueillis par Didier Raciné
Rédacteur en chef d’Alters Média