Ronalpia, incubateur social du territoire régional
Entretien avec Léna Geitner, Cofondatrice et Directrice de Ronalpia

 

La magnifique idée d’incubateur d’innovation sociale, née il y a huit ans à Lyon, fournit un superbe exemple de ce qui est possible en termes de transformation sociale, de création d’emploi, de développement économique autour des trois piliers de l’ESS : l’utilité sociale, la gouvernance participative et la lucrativité limitée. Son développement est aussi très lié à la connaissance intime du territoire d’implantation.

 

Vous décrivez Ronalpia comme un incubateur d’entrepreneurs sociaux. Pouvez-vous détailler cette approche originale ?
Ronalpia est une association que nous avons créée avec Énora Guérinel il y a maintenant huit ans. Nous étions toutes deux étudiantes à l’école 3A, une école de commerce et de développement, donc visant plutôt à former des cadres pour les associations ou pour le secteur humanitaire. Nous étions également toutes deux très engagées et militantes, et nous nous sommes rendues compte que nous étions entourées par une quantité de gens qui avaient de nombreuses idées pour répondre à des problématiques de société, que ce soit autour de la question de la mobilité des personnes en fauteuil roulant, de celle des sans-abris, de celle de l’insertion par le travail, etc. Nous voyions que de multiples innovations sociales arrivaient du terrain, et que celles-ci n’avaient pas les mêmes droits, les mêmes chances de réussite que les start-ups « classiques », car il y avait à l’époque encore très peu de financement qui leur était dédié et très peu de structures d’accompagnement.

Nous avons donc décidé de créer Ronalpia, pour accompagner uniquement des acteurs sociaux, que nous appelons « intrépides », car leur choix de créer des entreprises pour tâcher de répondre à des problèmes de société est réellement intrépide !

La particularité de ces acteurs sociaux, c’est déjà de mettre la question de l’utilité sociale au cœur de leur modèle. La finalité de la création de leur structure n’est pas la maximisation des profits, mais bien la résolution d’une problématique de société.

Nous voyions que de multiples innovations sociales arrivaient du terrain, et que celles-ci n’avaient pas les mêmes droits, les mêmes chances de réussite que les start-ups « classiques ».

Leur deuxième critère, c’est celui de la gouvernance participative : ils associent leurs parties prenantes, leurs clients, leurs salariés, dans la prise de décision en interne.

Le troisième point concerne l’idée d’une lucrativité limitée, c’est-à-dire que la majorité des bénéfices sont réinjectés au service du projet, et non pas distribués aux actionnaires ou ajoutés au capital.

Dans les faits, Ronalpia a accompagné 350 « intrépides » depuis sa création, et 60 % d’entre eux ont un statut associatif. Pour nous, la question du statut est très importante : ce n’est pas parce qu’on est une association, que l’on n’est pas une entreprise, qu’on ne peut pas avoir d’activité économique, qu’on ne peut pas créer des emplois, tout en répondant à des problématiques de société.

Ces acteurs opèrent donc sur différentes thématiques, qui vont de la gestion des déchets aux questions de grande précarité, en passant par les problématiques d’égalité entre hommes et femmes. Ce qui les rassemblent, c’est réellement de vouloir apporter des solutions à des problèmes de société importants aujourd’hui.

 


L’ESS en Région lyonnaise

350 entreprises sociales accompagnées, 71 accompagnateurs et coachs mobilisés ; 82 % des entreprises toujours en activité après 3 ans. Plus de 1 000 emplois créés, un peu plus de 3 par structure. 11,5 millions d’euros de chiffre d’affaires. Plus de 50 % sont dirigées par des femmes.


 

Combien de temps dure l’accompagnement ? Comment se déroule-t-il ?
L’accompagnement dure à peu près 9 mois. Il est complètement gratuit pour toutes les entreprises sociales, qui sont dans une prise de risque forte en se lançant dans la création d’une entreprise sociale et solidaire et qui n’ont pas forcément les moyens au démarrage de financer cet accompagnement. Celui-ci s’opère via différents outils.

Premièrement, nous mettons en place un accompagnement individuel stratégique. Aujourd’hui, nous avons un réseau de 90 accompagnateurs que l’on rémunère à peu près deux heures tous les 15 jours, pour aider les porteurs de projet dans la création de leur structure, dans l’adaptation de leur position de valeur, pour bien comprendre leurs clients ou leurs bénéficiaires, etc. Ces accompagnateurs sont souvent des entrepreneurs sociaux, encore en activité ou non, qui sont en tout cas passés par la phase « terrain ».

Nous organisons également dix-huit journées de formation collective, autour des fondamentaux de la création d’entreprise dans l’économie sociale et solidaire, à savoir les questions des mesures d’impact, des financements, des modèles économiques, etc. Il y a en outre beaucoup de partage entre pairs : nous fonctionnons sous forme de promotions qui comprennent en général entre six et huit entreprises sociales, dans l’idée qu’elles puissent partager entre elles constamment autour de leurs expériences, de leurs réussites, de leurs difficultés. Nous croyons plus à cette notion de partage entre pairs qu’à l’idée de partage d’expertise !

La particularité de ces acteurs sociaux, c’est déjà de mettre la question de l’utilité sociale au cœur de leur modèle. La finalité de leur structure n’est pas la maximisation des profits, mais bien la résolution d’une problématique de société.

Ensuite, nous travaillons également à la mise en relation avec le territoire. C’est une difficulté, lorsque l’on se lance, avec peu de capital social, d’entrer en relation avec les acteurs publics, avec les grandes associations, avec les réseaux bancaires. Nous nous considérons comme un tiers de confiance vis-à-vis de ces acteurs.

Nous proposons aussi de l’hébergement, bien que ça ne soit pas notre cœur de métier, notamment avec la mise à disposition d’espaces de coworking un peu partout en Rhône-Alpes, pour accueillir ces entrepreneurs.

Le dernier outil d’accompagnement que nous utilisons est l’intégration au sein de la communauté des anciens. Chaque personne accompagnée par Ronalpia s’engage à rendre quinze heures par an à la communauté et donc aux nouveaux. Il s’agit d’un temps de partage d’outils, d’expériences, par exemple lors d’événements ouverts à tous les anciens qui le souhaitent.

 

Ces entrepreneurs sociaux commencent-ils finalement à se reconnaître en tant que tels dans la société ?
Nous l’espérons ! Il y a 8 ans, on parlait encore très peu d’entreprenariat social, c’était encore quelque chose de marginal. Aujourd’hui c’est un choix revendiqué notamment par les étudiants à la sortie de leur diplôme : ils souhaitent s’engager dans des entreprises qui font du sens, ils veulent avoir un impact concret dans la société. C’est une notion qui émerge de plus en plus, notamment du fait de la loi Hamon de 2014 sur l’ESS qui a permis, tout récemment, de sanctuariser le périmètre de l’éco sociale et solidaire.

 

Considérez-vous que cette loi a eu un impact positif ? Qu’elle est bien faite ?
Oui, déjà parce qu’elle permet l’obtention d’un agrément ESUS, permettant à des entreprises commerciales de faire valoir dans leur statut, en étant labellisées, ces trois piliers que sont l’utilité sociale, la gouvernance participative et la lucrativité limitée.

Il y a encore de nombreuses choses à faire pour aider le secteur à se développer, notamment sur la question, encore une fois, des statuts juridiques. Beaucoup de structures se retrouvent aujourd’hui avec un statut associatif et un statut commercial, car chacun permet différents outils. Nous sommes face à la nécessité de créer un statut juridique hybride qui serait plus fort et plus pratique.

Nous sommes face à la nécessité de créer un statut juridique hybride qui serait plus fort et plus pratique.

Il manque également la possibilité de marchés publics réservés aux entreprises de l’ESS, et il y a sur cette idée encore beaucoup de travail ! Peut-être qu’une loi nationale qui obligerait toutes les collectivités et, pourquoi pas, également les entreprises, à réserver vingt-cinq pourcent de leur marché ou de leurs achats, pourrait être intéressante. C’est d’ailleurs le pari des Jeux olympiques 2024, qui réserve ces vingt-cinq pourcent aux entreprises de l’ESS.

 

Comment reconnaître cette démarche ? Y-a-t-il un statut spécifique ?
Il y a les statuts associatifs, des coopératives, des mutuelles et des fondations, ainsi que ce fameux agrément ESUS, qui concerne les structures commerciales qui font partie de l’ESS. On remarque encore un manque de clarté pour le grand public, mais en même temps, on en parle de plus en plus dans les médias.

Ce secteur monte en puissance, notamment au sein des collectivités territoriales : les structures de l’ESS sont de véritables partenaires des collectivités territoriales, car elles ne peuvent pas faire sans ces dernières, en œuvrant au travers notamment des marchés publics. De plus, les collectivités ont besoin des innovations portées par les acteurs de terrain, pour pouvoir adresser encore mieux les problématiques de leurs populations.

L’aboutissement absolu : une innovation sociale de terrain qui devient un service public pérenne.

On dit qu’une entreprise de l’ESS a réussi quand elle ferme boutique : soit parce que le besoin auquel elle s’attaque n’existe plus, soit parce que l’innovation a été reprise par un service public, que soit une collectivité territoriale ou l’État. Par exemple, nous avons accompagné une très belle entreprise, Chantier Passerelle, qui voulait créer une agence du travail d’intérêt général comme alternative à la prison. Emmanuel Macron a inscrit cette perspective dans son programme. Aujourd’hui, cette agence existe et l’entrepreneur à l’origine de ce projet a été recruté au sein du ministère de la justice pour développer cette agence. Cela représente pour nous l’aboutissement absolu en termes d’impact : une innovation sociale de terrain qui devient un service public pérenne, avec les moyens et les outils nécessaires à son fonctionnement.

 

Pouvez-vous nous donner d’autres exemples clefs pour comprendre votre activité ?
Ils sont nombreux ! On peut prendre l’exemple, à Grenoble, de l’entreprise Mon Senior, qui accompagne le maintien à domicile des personnes âgées, avec la création d’un statut similaire à celui de famille accueillante, comme alternative à la maison de retraite ou à l’EHPAD. Cette entreprise se déploie maintenant sur plusieurs territoires, et c’est pour nous une belle solution pour désengorger les hôpitaux et les EHPAD.

Avoir conscience de sa responsabilité territoriale et de ses impacts sur l’environnement et sur le monde qui nous entoure est un gage de pérennité.

Autre exemple avec Benur, une entreprise qui est plutôt dans la démarche de développer un produit : un char à assistance électrique pour les personnes en fauteuil roulant. Cette entreprise part d’une réflexion sur la difficulté à se déplacer en ville pour cette population, et propose un vélo sur lequel monter avec son fauteuil roulant, permettant de se déplacer en toute autonomie. Le premier partenaire de Benur est ViaRhôna, circuit qui va de la Suisse à Marseille, et qui est aujourd’hui complètement équipé avec ces dispositifs qui donnent aux personnes en fauteuil roulant la possibilité de faire des balades à vélo !

 

Peut-on avoir une idée de l’évolution des différentes entreprises que vous avez accompagnées ?
La dernière étude que nous avons produite l’année dernière montrait que sur 250 entreprises, nous obtenons un taux de pérennité qui nous montre que 82 % d’entre elles sont encore en activité trois ans après leur lancement. Elles ont créé à elles toutes plus de mille emplois, un peu plus de trois emplois par structure. Par ailleurs, plus de 50 % d’entre elles sont dirigées par des femmes ; c’est d’ailleurs une particularité de l’économie sociale et solidaire.

J’analyse cela au travers de l’idée que les femmes ont plutôt tendance, de manière générale, à aller vers les métiers du soin. Prendre soin de la société, c’est pour moi une idée féminine.

 

Cela donne une idée plus claire de l’impact de ces structures. Peut-on mesurer également leur performance environnementale, leur impact écologique ?
Ce sont des données plus difficiles à cumuler, notamment parce que toutes ces entreprises sont sur des secteurs d’activité bien particuliers. Mais nous pouvons déjà nous rendre compte que 20 % d’entre elles travaillent sur les questions environnementales, notamment autour du réchauffement climatique. On s’engage, cette année, pour la première fois sur une grande mesure d’impact de notre activité pour trouver les bons indicateurs nous permettant de mesurer les impacts de ces entreprises sociales.

C’est une étude importante car elle vous permet de valoriser votre importance sociale.

Oui, car on dépend énormément de financements publics, donc il est important pour nous de montrer concrètement le rôle et l’impact de cet investissement provenant de l’impôt des français. En 2019, ces deux cent cinquante entreprises ont cumulé 11,5 millions d’euros de chiffre d’affaires : c’est une création de valeur qui n’est pas négligeable.

 

Parfois on peut se dire que certaines des entreprises sous ce statut-là sont plus performantes, même au niveau économique, que des entreprises au fonctionnement traditionnel. Avez-vous des exemples de ces situations ?
Oui, on peut citer notamment l’exemple des modèles coopératifs. On s’est rendu compte que ce modèle a bien résisté à la crise en raison de ce partage de la responsabilité et de la valeur entre différents acteurs.

Autrement, on peut voir que les entreprises dites « classiques », travaillant sur la responsabilité sociale, ce qu’on appelle la RSE, résistent apparemment mieux à la crise en offrant de meilleurs rendements.

Il y a également la question de Danone, avec l’entreprise à mission et le départ de Faber…

Il est évident pour moi que d’avoir conscience de sa responsabilité territoriale et de ses impacts sur l’environnement et sur le monde qui nous entoure est un gage de pérennité. C’est également un gage de recrutement de talents. Les jeunes diplômés sont aujourd’hui très attentifs sur l’impact de l’entreprise dans laquelle ils travaillent. On le voit dans les dernières études RH, cela fait partie des premiers critères de leur choix, avant même la question du salaire.

Au-delà, il s’agit également d’une question au niveau des consommateurs qui sont de plus en plus attentifs, et essaient quand ils le peuvent de choisir leurs manières de consommer. C’est le sens de l’histoire, c’est une évidence !

 

On constate dans la société une tendance à introduire du service sous la forme d’accompagnement, domaine où les structures de l’ESS sont excellentes.  Comment relier ces entreprises avec le marché ?
La particularité de ces entreprises, c’est que s’il n’y a pas de besoin, s’il n’y a pas de bénéficiaire final à qui la solution qu’elle propose est réellement adaptée, elles ne peuvent pas fonctionner. Leur mission n’est pas de créer un besoin pour pouvoir y répondre ensuite, ce qui est plutôt la tendance des entreprises conventionnelles aujourd’hui. On peut donc dire que le premier lien avec le marché, c’est un besoin identifié et prégnant.

Sur la question du modèle économique, la difficulté première est que, souvent, leur bénéficiaire n’a pas les moyens de s’offrir les services proposés par l’entreprise, donc doivent trouver des tiers payeurs, comme les collectivités, des clients autre que le bénéficiaire. L’autre solution peut être un accès direct au marché dans un esprit un peu « Robin des Bois » avec des prix qui s’adaptent aux revenus des consommateurs. Un bon exemple de ce système est le modèle des épiceries sociales et solidaires : on présente sa fiche d’impôt, et si on est bénéficiaire des minimas sociaux, on paye à prix coûtant les produits. Les modèles économiques arrivent à s’équilibrer par ce biais-là, qui est assez présent dans l’ESS.

Notre métier consistait en la bonne connaissance d’un territoire pour pouvoir le mailler, plutôt que de s’étendre un peu partout.

Il existe par ailleurs des réseaux de financement, avec notamment de plus en plus de partenaires bancaires ainsi que des fonds d’investissement dédiés. Il existe de plus en plus de financements d’amorçage pour permettre à ces entreprises de voir le jour et de se développer.

 

Quelles sont vos relations avec le territoire ?
Au cœur de notre ADN, il y a cette question du territoire, dès l’origine. Nous avons aujourd’hui neuf antennes sur la région Rhône-Alpes, et nous avons été contactés par d’autres territoires comme la Bretagne, Mayotte, ou la Bourgogne, pour développer Ronalpia à un niveau national. Mais nous nous sommes toujours dit que notre métier consistait en la bonne connaissance d’un territoire pour pouvoir le mailler, au fait de rentrer en profondeur dans ce territoire plutôt que de s’étendre un peu partout.

Notre conviction, c’est que ces entrepreneurs sociaux sont partout et ont besoin d’être accompagnés là où ils sont. Nous avons pris conscience que c’était notre responsabilité de bouger pour aller à la rencontre de ces acteurs sur leur territoire.

Des marchés publics, qui sont aujourd’hui conçus pour des projets énormes, pour de grandes entreprises. Un acteur de l’ESS aura donc du mal à y répondre seul. 

Au niveau de notre rapport avec les collectivités territoriales : soit ce sont elles qui nous appellent, comme cela a été le cas de St. Etienne, soit ce sont des groupements d’entrepreneurs qui nous contactent. À chaque fois la collectivité est partie prenante de Ronalpia sur chaque territoire, notamment en participant au comité de sélection. C’est la collectivité qui reste garante de l’intérêt général d’un territoire. Sa présence au comité de sélection permet de légitimer à la fois le besoin identifié par l’entreprise, mais également la création de cette nouvelle structure en facilitant le lien

 

Le fait que vous puissiez donner à cet ensemble d’acteurs la conscience de leur force et de leur identité permet de créer un mouvement collectif. Est-ce l’un de vos objectifs ?
Plutôt qu’un mouvement, il s’agit de créer une conscience collective et surtout une culture de la coopération. Cela soulève de nouveau la question des marchés publics, qui sont aujourd’hui conçus pour des projets énormes, pour de grandes entreprises. Un acteur de l’ESS aura donc du mal à y répondre seul. Par contre, s’il se joint à dix autres acteurs de l’ESS et qu’ils apprennent ensemble à faire une réponse commune, ils ont une plus grande chance d’obtenir le marché. Donc, cette coopération ne peut pas se faire sans conscience d’un commun partagé, un commun qui part d’une identité partagée : il s’agit de se dire qu’on agit tous pour la même cause, qu’on met tous ces moyens au même endroit.

Propos recueillis par Didier Raciné
Rédacteur en chef d’Alters Média

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