Vu d’Asie n˚1 : Comprendre la présence chinoise au Moyen-Orient
Par Didier Chaudet, consultant indépendant, associé à l’IFEAC (Institut Français d’Études sur l’Asie centrale) et au CAPE*

 

La rubrique « Vu d’Asie » analysera la géopolitique des Asies et d’Eurasie. Son auteur, Didier Chaudet, vit dans différents pays d’Asie depuis une décennie, et fait des terrains réguliers pour raisons professionnelles dans ses zones de spécialisation (Iran, Afghanistan, Pakistan, Asie Centrale) depuis quinze ans. Il est maintenant basé en Chine.

 

Traiter de la diplomatie chinoise demande d’éviter deux écueils : le manichéisme et, plus largement, l’idéologie. Juger avec des critères moraux la politique étrangère chinoise est d’autant plus absurde de Paris : après tout, notre diplomatie n’a guère de difficultés à détourner le regard quand les atteintes aux droits de l’Homme et à la démocratie sont le fait de l’Inde, du Tchad ou de l’Arabie Saoudite, considérés, à tort ou à raison, comme des partenaires précieux de la France. Une belle illustration de la parabole de la paille et de la poutre (Évangile selon St Mathieu, 7 : 3-5)…

Mais surtout, c’est un rappel de ce qu’est la réalité de la diplomatie internationale, au-delà de la mémoire sélective ou du manque de culture historique de quelques intellectuels médiatiques : un rapport de force et la défense, par un État, de ses intérêts nationaux, en tout cas tels qu’ils sont conçus par les forces au pouvoir. La Chine est une puissance montante : elle est forcément amenée à projeter son influence dans des zones où elle était moins présente il y a encore une ou deux décennies. C’est une réalité à analyser, pas à critiquer ou à juger. Le regard du géopoliticien devient myope quand il se laisse aller à être un « père-la-morale », surtout quand cette morale est très sélective.

Une des régions dans laquelle l’influence chinoise se fait de plus en plus sentir est le Moyen-Orient. En fait, il devient de plus en plus clair que, pour comprendre l’état des lieux géopolitique de la région (et défendre les intérêts français sur place), il faut non seulement prendre en compte l’impact des choix diplomatiques de Washington et de Moscou, mais également ceux de Beijing.

Globalement, on peut voir la diplomatie chinoise au Moyen-Orient comme divisée en deux périodes distinctes : la période « révolutionnaire », associée à Mao : il s’agissait alors de mener la lutte « anti-impérialiste », mais aussi de concurrencer l’Union soviétique dans le camp socialiste ; et l’approche plus pragmatique, liée à la stricte défense des intérêts chinois, qui s’est élaborée dans le temps après la mort du Grand Timonier, à partir de 1976. La politique de Beijing s’est d’abord faite discrète, quand la Chine avait des moyens limités, d’autant plus que le Moyen-Orient n’était pas une priorité vue de Chine. Elle est devenue plus visible dans le temps, à mesure que ses moyens économiques ont augmenté. Aujourd’hui, les « nouvelles Routes de la Soie » chinoises ont donné à Beijing une capacité d’influence plus grande encore. Dans des pays en mal d’investissements, désireux d’une diversification économique, et/ou avec un fort besoin d’infrastructures, comme nombre de pays moyen-orientaux, le projet de Xi Jinping est une réelle opportunité.

Une des régions dans laquelle l’influence chinoise se fait de plus en plus sentir est le Moyen-Orient.

Cette montée en puissance de la Chine au Moyen-Orient est également à associer à un changement de perception à Beijing. L’Empire du Milieu voit traditionnellement le monde en cercles concentriques, donnant la plus grande importance au premier cercle : c’est-à-dire la Chine dans ses frontières, et les territoires qu’elle considère comme relevant de ses intérêts nationaux non négociables (Taïwan, Mer de Chine méridionale) ; et dans une certaine mesure son deuxième cercle, son environnement régional direct, dans lequel le Moyen-Orient ne se trouve pas. Mais depuis 2013, la Chine est le plus grand importateur de pétrole au monde ; en en 2019, on constate que 44,8 % de ce pétrole vient de neuf pays du Moyen-Orient.

Par ailleurs, les évolutions du djihadisme transnational, devenu plus dangereux encore au Moyen-Orient suite à l’invasion américaine de l’Irak et à la guerre civile syrienne, peuvent avoir un impact direct sur la sécurité à l’intérieur du territoire chinois. Ainsi, en Syrie, selon la chaîne satellitaire Al Aan, il y avait jusqu’à 20 000 Ouïghours en Syrie, sur les territoires tenus par la rébellion (combattants et leurs familles) ; un rapport israélien, moins alarmiste, évoquait tout de même 5 000 combattants ouïghours. Quoi qu’il en soit, on sait que le « Parti Islamique du Turkestan », considéré comme un danger sécuritaire par les Chinois au Xinjiang, a bien été actif dans la guerre civile syrienne, au côté du Front Al-Nusra : les djihadistes ouïghours avaient leurs propres camps d’entrainement, leurs écoles, leurs postes de contrôle dans la région d’Idlib. La grande crainte de Beijing est que ces vétérans djihadistes ouïghours de Syrie reviennent en Chine et y préparent des actions terroristes. Cette situation relativement nouvelle a fait entrer le Moyen-Orient dans le « premier cercle » de la politique étrangère chinoise, même si certains analystes chinois ont pu critiquer cette évolution. Comme pour les Occidentaux, aujourd’hui, ce qui se passe au Moyen-Orient peut avoir un impact direct, et potentiellement désastreux, pour Beijing.

L’Empire du Milieu voit traditionnellement le monde en cercles concentriques.

Mais il serait erroné de penser qu’une telle évolution signifie que les Chinois vont mener, dans la région, une politique « à l’américaine ». On constate ainsi qu’ils refusent de choisir un « camp » dans les conflits qui secouent la région. En fait, ils ont réussi le tour de force de tisser des liens forts avec Israël, l’Arabie Saoudite, les Émirats, l’Iran, et même la Turquie, des pays qui s’opposent radicalement entre eux pour des raisons géopolitiques et idéologiques. Les médias français et américains ont parfois eu du mal à concevoir cette diplomatie si éloignée de la mentalité de « Guerre froide ». C’est pourquoi il se sont saisi du récent « accord de coopération » entre l’Iran et la Chine, en exagérant son importance. En fait, Beijing ne sacrifiera pas ses bonnes relations avec Riyad, Abu Dhabi et Jérusalem pour Téhéran. Il faudrait que les pays pro-américains de la région acceptent totalement la logique de « nouvelle Guerre froide », voulue par certains à Washington, pour que la diplomatie chinoise change d’orientation. Mais même en Israël, il semblerait que l’idée de la Chine comme menace ne fasse pas recette auprès des décideurs et des analystes. En tout cas, pour l’instant.

Certains pourraient penser, ou même espérer, que les tensions internationales autour du Xinjiang puissent limiter l’influence chinoise au Moyen-Orient. Il est clair qu’aujourd’hui, des mouvements terroristes, comme Daech, vont vouloir utiliser la question ouïghoure et cibler les intérêts chinois présents dans la région. Mais le Xinjiang ne sera pas forcément un problème pour la Chine dans ses rapports avec les États comme avec les populations moyen-orientales. Il faut en effet se rappeler que dans la zone, l’injustice fondamentale qui agite politiquement lesdites populations est celle qui accable le peuple palestinien. Or, sur cette question, la position chinoise est autrement plus acceptable, vu du Moyen-Orient, que celle des Occidentaux : elle reste assez équilibrée, mais jamais jusqu’à oublier l’injustice faite aux Palestiniens. C’est pourquoi le président de l’Autorité Palestinienne, Mahmoud Abbas, s’est aligné sur la position chinoise sur le Xinjiang, comme sur Hong Kong. Voir les Français ou les Américains s’enflammer pour une question ouïghoure, mais rester froids face aux récentes souffrances palestiniennes à Jérusalem et à Gaza, illustre surtout une hypocrisie occidentale qui agacent Iraniens, Turcs et Arabes. La position chinoise, avec sa position de principe sur la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays, et la stricte défense de ses intérêts nationaux, semble plus honnête en comparaison. Par ailleurs, l’intérêt pour les investissements chinois, et la diplomatie chinoise prête à tisser des liens avec tous, a évité de voir la question du Xinjiang gêner les relations bilatérales, même dans le cas de la Turquie.

Ils ont réussi le tour de force de tisser des liens forts avec Israël, l’Arabie Saoudite, les Émirats, l’Iran, et même la Turquie.

À Paris, notre diplomatie est à la croisée des chemins : elle peut écouter ceux qui préfèrent une vision simple, voire simpliste des relations internationales, où il ne peut y avoir qu’une « nouvelle Guerre froide ». Ou elle accepte de regarder le monde tel qu’il est, et ce que la France est dans ce monde : une « puissance moyenne de rayonnement mondial », comme le disait Valérie Giscard d’Estaing. C’est-à-dire un État qui compte, encore, dans les relations internationales, mais dont les capacités d’action sont malgré tout limités. Une approche réaliste permettrait à la France (et à l’Union Européenne) de pleinement coopérer avec la Chine sur les sujets où nos intérêts convergent : la lutte contre le djihadisme, le développement économique, tout particulièrement, la stabilisation politique également, dans une certaine mesure. Bien sûr, sur certains sujets, au Moyen-Orient, les Européens seront en compétition, voire en opposition avec les Chinois. Mais il ne s’agira pas d’une « guerre froide » : une France réaliste aura des intérêts parfois convergents, et parfois divergents, avec toutes les autres puissances capables d’influencer la région. Se priver de coopérations ponctuelles au nom d’une vision sélective et idéologique des relations internationales, serait, à terme, regrettables pour les intérêts français sur place.

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* Basé en Chine, spécialisé dans les questions géopolitiques et de sécurité associée à l’Asie du Sud-Ouest (Iran, Afghanistan, Pakistan) et à l’Asie Centrale. CAPE (www.capeurope.eu)

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