La grammaire de la sécurité internationale à l’heure de la mondialisation
Bertrand Badie, Professeur émérite des universités à l’Institut d’études politiques de Paris (1)

Le nouvel ouvrage de Bertrand Badie, Les puissances mondialisées, a pour objet et sous-titre de Repenser la sécurité internationale. Au centre des débats dans le monde, la sécurité a en effet bien besoin d’être repensée à l’heure de la mondialisation, ses concepts à être renouvelés : c’est cette nouvelle grammaire de la mondialisation, vue sous l’angle de la sécurité internationale, qui apparait sous nos yeux, tout au long de cet ouvrage et de cette interview.

Vous introduisez le cœur de votre thèse par les propos suivant : « La mondialisation a fait muter le principe même de sécurité qui est à la base de toute notre grammaire politique moderne : de nationale, la sécurité est devenue globale ».

Qu’appelez-vous sécurité globale ?
En quoi la mondialisation fait-elle muter les risques et en conséquence les principes de la sécurité ?

Nous avons vécu plus de trois siècles avec l’idée que la sécurité se construisait, à l’échelle du monde, en référence presque exclusive aux menaces que les nations faisaient peser les unes sur les autres. Ainsi les internationalistes confondaient dans un même domaine d’étude et d’action la question de la guerre et de la paix et celle de la sécurité. Cette posture est en fait intimement liée à la création des États nations en Europe, à la fin du Moyen Age, et à l’idée de souveraineté qui devenait à l’époque la clé de voûte du nouveau système international, dit westphalien. Celui-ci érigeait même la guerre en solution ultime de tous les problèmes mondiaux. Les différends entre États ne semblaient pouvoir être réglés que par l’acte martial : menacer d’y recourir était ainsi l’instrument majeur de toute politique de puissance. La sécurité se résumait donc à la capacité d’un État de se défendre contre son voisin, proche ou lointain. On inaugurait ainsi un théorème promis à une longue vie, celui du jeu à somme nulle : ce que l’un gagne, l’autre le perd, ce qu’il perd, l’autre le gagne. Pourtant, cette vision n’a pas su se maintenir au-delà de la fin du XXe siècle, notamment du fait de la mondialisation.
D’autres facteurs sont aussi intervenus, comme la décolonisation qui, à travers les guerres qu’elle a suscitées, a révélé que le faible pouvait être plus puissant que le fort et que la sacro-sainte idée du rapport de force ne rendait plus compte de la complexité du jeu international. Ce renversement a été précisé et renforcé par la chute du mur de Berlin et, avec elle, la disparition de la bipolarité, qui ont projeté la guerre hors de l’espace européen, inventant de nouvelles formes de conflictualité qui échappaient à cette vieille grammaire inventée en son temps par Thomas Hobbes.

La décolonisation a révélé que le faible pouvait être plus puissant que le fort et que la sacro-sainte idée du rapport de force ne rendait plus compte de la complexité du jeu international.

La mondialisation a pour sa part révélé quelque chose d’essentiel : les principales menaces sont désormais de nature systémique, et proviennent non d’un ennemi, mais du dérèglement du système international et des pathologies attachées à toute forme de globalité. Le fameux jeu à somme nulle devient dès lors désuet et s’efface devant une menace plus complexe, désormais hélas familière à l’ensemble de l’humanité. La proposition classique, du même coup, se renverse : ce que l’un perd est maintenant perdu pour tous les autres, tandis que ce qu’il gagne peut devenir positif pour tout le monde.
Ainsi sommes-nous aujourd’hui comme au milieu du gué, encore marqué par des axiomes devenus désuets et inégalement sensibles aux menaces nouvelles. Nous pouvons au moins identifier celles-ci : insécurité climatique, sanitaire, alimentaire, économique… Autant d’éléments facilement compréhensibles par l’opinion publique, et que l’on sait infiniment plus létaux que la guerre interétatique qui a en grande partie disparu de la planète, 90 % des conflits présents étant d’origine intraétatique. En outre, les formes nouvelles de conflictualité qui se développent, en Afrique ou en Asie notamment, sont directement ou indirectement liées à ces dérèglements planétaires, beaucoup plus qu’à la rivalité de puissance entre États-nations souverains. Tout ceci s’affiche de plus en plus communément : nous sommes en mesure d’en prendre conscience, mais nous ne semblons pas encore avoir atteint le stade décisif consistant à trouver les réponses à opposer à ces menaces nouvelles.

La mondialisation a révélé quelque chose d’essentiel. Le fameux jeu à somme nulle devient dès lors désuet : ce que l’un perd est maintenant perdu pour tous les autres, tandis que ce qu’il gagne peut devenir positif pour tout le monde.

« La sécurité n’est plus affaire de capacités d’États, de souveraineté renforcée ni d’équilibre de puissance, mais de déficits sociaux globaux (…) déficits qui affectent la mondialisation dans son ensemble et par son biais le système social qu’elle produit à l’échelle du monde » dites-vous.
Vous montrez que certaines pratiques des puissances classiques conduisent directement à l’échec, comme par exemple la pratique des sanctions :

Comment jugez-vous les pratiques de sanctions opérées par les puissances occidentales, comme au Mali ou en Afghanistan par exemple, dans ce contexte de conflictualités nouvelles ?

D’abord, cette pratique de la sanction apparaît à la charnière de ces deux époques que je viens de décrire. Elles sont clairement issues du temps interétatique puisqu’elles apparaissent comme un instrument de puissance permettant à certains États d’imposer leur volonté à d’autres, sans leur faire la guerre mais en organisant leur privation. Elles prétendent néanmoins s’insérer dans ce jeu nouveau de la mondialisation, en se rattachant explicitement à une éthique universelle qui tend à imposer des normes et des valeurs communes à l’ensemble des acteurs mondiaux. Cette dernière vision, qui pourrait ouvrir des perspectives prometteuses à cette pratique est pourtant doublement faussée.
Sur le plan des principes, d’abord, puisque ce jeu de sanctions repose sur une sélectivité qui s’opère essentiellement en fonction de choix stratégiques et non éthiques : on sanctionne ceux qui contrecarrent votre politique de puissance et on amnistie au contraire ceux qui la servent ! Sur le plan de l’efficacité, ensuite, tant le résultat est incertain : cet échec traverse d’ailleurs les âges puisque Grotius nous expliquait, dès le XVIIe siècle, que sanctionner un prince revenait à faire du mal à son peuple plus qu’à celui-ci, sans donc parvenir à le faire plier. On s’aperçoit même que cette logique de sanction peut être facilement retournée, surtout par des régimes autoritaires qui ont beau jeu de flatter la xénophobie et le nationalisme de ceux qu’elle touche, et qui peuvent ainsi mettre en accusation ceux qui délivrent les punitions.
Dans la réalité quotidienne contemporaine, nombreux sont les exemples qui montrent qu’au total les sanctions ne fonctionnent pas. La raison en est finalement très simple : la sanction est une projection du heurt entre États-nations, ou de la concurrence entre princes, dans un monde qui va vers une mondialisation diversifiant les possibilités d’approvisionnement et les modes de contournement permettant d’échapper à toute forme de boycott. Cette contradiction fondamentale non seulement ruine les effets de la sanction mais tend également à se retourner contre ceux qui la produisent et qui affaiblissent ainsi leurs échanges, notamment leurs exportations : celui qui fait mal, fait mal à tout le monde, y compris à lui-même.

Que peut-on faire dans ce cas ? Comment pourrait-on imaginer une politique de sanction plus juste ?

On peut effectivement imaginer une modalité de sanction davantage adaptée au monde contemporain, mais il faudrait pour cela respecter trois conditions. La première, la plus importante, consiste à en décider collectivement et non plus unilatéralement, puisque tout ce qui est unilatéral revient finalement à redonner crédit à l’idée de puissance et à celle de rapport de force, là où la sanction devrait s’imposer comme un régime collectif. Des sanctions produites par le système onusien et décidées à l’unanimité par le Conseil de sécurité peuvent redonner à cette pratique un profil compatible avec la mondialisation. Il faudrait ensuite pouvoir proportionner la sanction à l’objectif recherché, car sanctionner durement une faute vénielle revient en fait à inverser la faute et à donner à celui qui punit une capacité répressive infiniment plus condamnable que la faute reprochée. Enfin, il faut faire en sorte que les peuples ne souffrent pas de ce processus, comme c’est le cas aujourd’hui en Afghanistan où, pour punir les talibans, on a interrompu une bonne partie de l’aide internationale destinée à un peuple qui se trouve presque majoritairement en situation de malnutrition pathologique.

Autrement dit, dans le cas des conflits comme ceux que l’on peut voir au Mali, dont l’origine est liée à une question d’inter socialité, il faudrait pouvoir prendre la question de façon plus globale en intégrant les problématiques réelles environnementales ou celles de la pauvreté.

Nous avons vécu des siècles dans la certitude que l’évènement international était nécessairement produit par la puissance de l’autre : il n’est donc pas étonnant que le réflexe demeure ! Or, ce qu’il y a de nouveau dans la conflictualité contemporaine tient à sa racine qui a changé de nature. Celle-ci ne se trouve plus dans l’exercice de la puissance mais dans son exact contraire, c’est-à-dire les conséquences de la faiblesse : faiblesse de sociétés dont le développement ne se fait pas, faiblesse de certaines institutions fragiles, inexistantes ou corrompues, précarité de la situation économique, sociale, sanitaire climatique etc… En bref, le conflit n’est plus lié à la volonté de domination mais à l’incapacité d’assurer la survie d’une population. Bien évidemment, cet échec ne peut en aucun cas être contrecarré par le truchement du jeu de puissance. Il implique une tout autre dynamique qui ne peut être que collective et non partitive, qui ne peut plus opposer les parties entre elles mais qui doit convoquer le système tout entier. Il faut surtout admettre que les ressources qui manquent pour retrouver la stabilité ne sont pas de nature militaire mais bien socio-économique, et impliquent donc un effort en ce sens, au lieu de relever du canon qui est même contre-productif.

Le conflit n’est plus lié à la volonté de domination mais à l’incapacité d’assurer la survie d’une population.

Certes, ce traitement économique et social implique un temps beaucoup plus long que le traitement militaire et peut donc, dans ces situations de grande instabilité et de péril immédiat, rendre nécessaire un usage temporaire de la force. J’en accepte l’idée, mais à deux conditions : d’une part, qu’il ne s’agisse pas, comme c’est le cas aujourd’hui, d’un prétexte pour différer ad aeternam la mise en place des solutions adaptées et globales, et d’autre part que cet usage de la force soit rigoureusement contrôlé, encadré, et strictement multilatéral.

Les traitements socio-économiques sont effectivement plus longs. Mais si on peut constater que si 16 000 milliards de dollars ont pu être investis pour la gestion de la crise du COVID en deux ans, dans le même temps on ne parvient pas à trouver les 100 milliards qui seraient nécessaires pour faire face à la problématique pourtant urgente du changement climatique. On voit bien ici que l’on ne saisit pas les moyens qu’il faudrait pour aborder ces problèmes…

Vous avez raison, et je pense qu’il faut aujourd’hui prendre en compte que nous changeons d’unité de temps, que les relations internationales se réalisent sur un rythme plus long que dans le passé. Autrefois, les guerres classiques relevaient de l’évènement immédiat, et même si elles pouvaient s’avérer longues, elles concédaient une place essentielle à la fameuse victoire décisive. Aujourd’hui, avec les nouveaux conflits d’extraction socio-économique, les choses sont infiniment moins nettes, et nous devons apprendre à penser les relations internationales en les concevant sur ce temps long, celui des rythmes sociaux et économiques, pour parvenir à l’indispensable stabilité recherchée. Je voudrais cependant nuancer cette affirmation en y introduisant un amendement qui tienne compte de la pression exercée par l’urgence humanitaire. Dans les situations de grande détresse sociale et économique, il est possible et nécessaire de mobiliser des moyens de subsistance sur le court terme afin de soulager les populations concernées et réduire ainsi les tensions générées. Ces aides d’urgence se font néanmoins attendre partout où la situation est dramatique, comme au Sahel ou en Afghanistan. Et il en va de même pour les aides à la transition écologique dont ont urgemment besoin les pays du Sud…

Nous changeons d’unité de temps, nous devons apprendre à penser les relations internationales en les concevant sur ce temps long, celui des rythmes sociaux et économiques.

Vous avez souligné que la question de la migration devait être traitée globalement, en raison de sa dimension historique. Selon vous, que pourrait-on mettre en œuvre à ce niveau-là ?

La migration a longtemps été considérée comme une « anomalie », au regard du sacro-saint principe de territorialité, du caractère absolu des frontières et de l’ordre de la citoyenneté qui prétendait organiser seul la distribution légale de la population du globe. Face à ces principes qui étaient au centre du jeu international, quelques exceptions pouvaient être accordées avec la bénédiction bienveillante, presque caritative, de certains souverains.
La mondialisation a changé la donne en favorisant la communication, les transports, la visibilité des choses de ce monde et en contribuant à la création d’imaginaires aux dimensions mondiales qui font que tout individu sur cette terre peut de plus en plus se projeter dans le monde en son entier, comparer les situations et chercher légitimement là où l’herbe est la plus verte… Cette transformation, liée à l’avènement de la mondialisation, n’est pas pour autant dramatique car la part des populations migrantes est encore très modérée, de l’ordre de 3 % de la population mondiale ! On a trop tendance à oublier que la migration est coûteuse dans tous les sens du terme, pour tout le monde et d’abord pour le migrant lui-même. Elle est douloureuse physiquement et moralement pour celle et celui qui s’y résout.
Bien entendu, il serait fou de penser que la pression migratoire ira en s’atténuant. Il est déjà patent que les mesures incroyables de répression contre la migration ont complètement échoué et n’ont pas su dissuader les candidats au déplacement. Il nous faut donc changer d’approche et regarder enfin la migration de manière positive ; au lieu de s’obstiner dans des politiques de répression très coûteuses qui échouent, il convient de concevoir une politique migratoire capable d’optimiser le profit que chacun peut en tirer. On peut obtenir d’une migration bien conçue des avantages bénéficiant à ses trois protagonistes, les sociétés d’accueil, celles de départ et les migrants eux-mêmes. Positiver la migration, c’est maximiser tous les bienfaits qu’elle peut apporter sur le plan démographique, économique, social. Il faut pour cela admettre que la migration n’est pas d’abord et avant tout attentatoire au jeu westphalien, lui-même déclinant dans les faits, et qu’elle doit être prise en compte par le système international dans sa globalité, de manière à construire un régime de gouvernance globale, comme on a su le faire dans d’autres domaines plus matériels comme le transport de marchandises, ou la circulation des idées, des sons etc…

Il nous faut regarder enfin la migration de manière positive, maximiser tous les bienfaits qu’elle peut apporter sur le plan démographique, économique, social. Elle doit être prise en compte par le système international de manière à construire un régime de gouvernance globale.

Néanmoins, le besoin de sécurité nationale n’a cependant pas disparue. Comment articuler cela avec cette notion de sécurité globale ?
Pour illustrer ces propos, pouvez-vous analyser les réactions européennes face aux provocations du dictateur de Biélorussie lors de la crise des migrants à la frontière de la Pologne, soutenues sinon conçues par le protecteur Russe ?

Comme je le soulignais, nous vivons dans deux mondes à la fois : d’un côté, ce monde nouveau qui appartient au processus de mondialisation, dont les effets sont de plus en plus perceptibles, notamment à travers la dynamique des sociétés, et, de l’autre, le monde interétatique traditionnel, défié par ces conditions nouvelles, mais qui reste malgré tout très présent, jusqu’à animer les politiques étrangères de la plupart des gouvernements.
Tant que nous restons dans ce monde double, les menaces seront évidemment elles aussi d’une double nature : à la fois des menaces globales que les gouvernants traditionnels ont tendance à marginaliser ou à nationaliser, et des menaces « traditionnelles » qui peuvent paraître désuètes face aux grands enjeux de notre monde, mais dont la persistance mérite traitement. Ainsi, bien sûr, les modèles compétitifs, interétatiques, demeurent et il faut savoir les gérer tout en prenant en considération trois aspects.
D’abord, si ce risque belligène n’a pas disparu, il est considérablement relativisé par l’évolution des conditions même du jeu international. La pratique de la dissuasion, la montée fulgurante des interdépendances économiques et sociales liées à la mondialisation ont peu à peu réévalué à la hausse le coût de la guerre classique et rendu celle-ci infiniment moins probable ; d’autant que la mondialisation favorise la fragmentation du monde et que l’opposition entre pôles a laissé la place à un éparpillement dans lequel le « faible » a bien souvent des capacités de nuisance ou de ruse supérieures à celles du fort, venant ainsi anéantir le jeu classique de la guerre. Enfin, nous sommes dorénavant dans un monde où la capacité de domination dépend de moins en moins de ressources militaires, et de plus en plus de la capacité de contrôler les sociétés et les économies, pari sur lequel s’appuie particulièrement la Chine, dont le jeu consiste davantage à miser sur la possibilité de contrôler économiquement les sociétés que sur celle de vaincre sur un champ de bataille.
Dans le cas de la Russie, il s’agit plutôt d’une politique par la division que d’une pression économique, car ce pays ne dispose pas des ressources de la Chine en la matière. D’autre part, la Russie appartient à l’ancien monde westphalien, même si elle n’était pas partie prenante de la paix de Westphalie en 1648, et recourt donc plus volontiers aux vieilles pratiques qu’aux nouveaux modes de domination.

Dans votre ouvrage, vous analysez longuement les caractéristiques de ce que devrait être une action adaptée à la mondialisation, en donnant des exemples de telles actions et acteurs que vous nommez « puissances mondialisées » pour les distinguer des puissances encore très marquées par la vision de sécurité nationale.
Pouvez-vous nous en parler ?

Compte tenu des conditions nouvelles de notre monde, il faut totalement repenser la puissance. La puissance classique est devenue impuissante. Faut-il pour autant jeter le manche après la cognée et considérer que la puissance disparaît corps et biens de l’histoire des relations internationales ? Évidemment non. La mondialisation a bien anéanti certains aspects classiques propres à cette notion sans pour autant la faire disparaître. On perçoit en réalité des formes nouvelles de puissance qui s’imposent avec la mondialisation et qui apportent un certain nombre d’avantages à ceux qui savent intelligemment en faire usage. On a longtemps cru que ces formes nouvelles renvoyaient au soft power, mais on s’est vite rendu compte que celui-ci ne disposait pas de réelles capacités politiques. On a ensuite parlé d’un smart power, mais dont les contours restaient assez flous. On a également compris, à travers l’exemple chinois, que la puissance économique pouvait être plus déterminante que celle d’extraction militaire.

On perçoit en réalité des formes nouvelles de puissance qui s’imposent avec la mondialisation et qui apportent un certain nombre d’avantages à ceux qui savent intelligemment en faire usage.

Mais cela ne suffit pas : il faut pouvoir imaginer ce que tend à devenir cette puissance dès lors qu’elle baigne dans la mondialisation. C’est cette mutation que j’appelle dans mon livre puissance mondialisée. Je ne prétends pas qu’il existe dans ce monde une catégorie installée, constituée par un certain nombre d’États qui s’imposeraient désormais, face aux autres, comme des puissances mondialisées, se distinguant ainsi des puissances classiques. Je parlerais plutôt de tendances observables dans divers pays et qui s’expliquent par référence à différentes trajectoires.
On peut par exemple parler du Japon ou de l’Allemagne qui ont dû trouver des formes d’incarnations diplomatiques nouvelles, de manière à pouvoir tenir leur rôle, qui a longtemps été paradoxal puisque, pendant la guerre froide et la bipolarité, l’un et l’autre étaient des géants économiques mais des nains militaires, et se trouvaient donc marginalisés au sein de l’ordre bipolaire. Aujourd’hui, cette marginalisation est beaucoup moins évidente ! D’autres États ont su profiter de ces économies nouvelles nées de la mondialisation et défiant l’ancien monde. Parmi eux, certains ont dû trop concéder à la politique traditionnelle de domination, voire aller loin dans le processus de militarisation, comme la Chine par exemple. Mais certains autres se sont considérés plus libres de ces contingences, en particulier la Corée du Sud, mais aussi Singapour et d’autres émergents qui commencent à afficher une panoplie de puissance mondialisée intéressante à analyser en termes d’influence, de présence dans le système international, de capacité d’innovation : ils surprennent les vieilles puissances par leur dynamisme commercial, technologique ou culturel. Ce sont ces puissances mondialisées, notamment du second type, qui risquent de créer la surprise dans le monde prochain.

Une caractéristique qu’il me semble avoir également perçue, c’est cette capacité à la modestie, à l’humilité…

Tout à fait. Parler de puissance mondialisée, c’est mettre aussi en avant un certain nombre de paramètres nouveaux. D’abord, les ressources de la puissance appartiennent désormais davantage au mode de l’échange qu’à celui de l’affirmation, qu’il s’agisse d’échanges commerciaux et économiques, culturels, ou bien de ressources technologiques qui créent les conditions d’une interconnexion et d’une interdépendance autrement plus favorables que ne le faisait la ressource militaire.

D’abord, les ressources de la puissance appartiennent désormais davantage au mode de l’échange qu’à celui de l’affirmation.

La puissance classique était synonyme d’affirmation, c’est-à-dire branchée sur une diplomatie du mégaphone, de l’affichage, presque de la gesticulation. Il fallait alors impressionner pour gagner. Une diplomatie mondialisée est en revanche une diplomatie modeste, qui travaille à l’accomplissement de la globalisation plus qu’à l’auto-affirmation. Travailler à la gouvernance des défis globaux et des biens publics mondiaux relève de « l’acharnement modeste ».

Une diplomatie modeste, qui travaille à l’accomplissement de la globalisation plus qu’à l’auto-affirmation.

Dans le processus de la COP, dans la négociation générale que les Nations Unies organisent, il y a un acteur central qui est représenté mais non présent juridiquement : la Terre est représentée par une instance scientifique mondialisée (le GIEC), mais n’existe pas comme personne morale. Si l’on donnait un statut moral aux objets « naturels », cela pourrait donner à ces questions, en termes de visibilité, de compréhension, d’impact médiatique, un poids plus important.
Que pensez-vous de cette idée de fournir un statut juridique précis à des entités comme le climat, la terre… ?

Je suis d’accord sur l’essentiel, c’est à dire pour considérer le climat et les parts constitutives de l’environnement telles que nous les connaissons comme des biens, avec leurs règles et leur loi, en ajoutant même que ces biens et les impératifs qui leur sont liés sont supérieurs dans leur capacité d’affirmation et de pression aux États eux-mêmes : ils s’imposent aux États plus que l’inverse. Je pense que, peut-être, un début de réponse à ces grands défis qui pèsent sur notre monde pourrait être apporté par une réflexion sur les responsabilités humaines et sociales, par un questionnement sur la raison des échecs subis en ce domaine.

La solution ne se trouve pas dans la puissance mais dans la gouvernance, et finalement dans la modestie plus que dans l’affirmation, dans le collectif plutôt que dans l’individuel.

Le cœur du sujet est bien le rôle de l’Homme, et ses responsabilités dans l’usage de la puissance telle qu’elle a été emblématisée par le modèle westphalien, jusque dans l’ignorance des dégâts énormes qu’elle a pu causer. On voit bien que la solution ne se trouve pas dans la puissance mais dans la gouvernance, et finalement dans la modestie plus que dans l’affirmation, dans le collectif plutôt que dans l’individuel. Ces considérations viennent contredire profondément la conception classique de la puissance et, je pense, indiquer la voie nouvelle des relations internationales.

Propos recueillis par Didier Raciné

Rédacteur en chef d’Alters Média

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(1) Auteur de Les puissances mondialisées. Repenser la sécurité internationale, Éditions Odile Jacob, 2021

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