
Le Cabinet Prophil a réalisé avec ses partenaires et a publié une étude de grande importance : « Entreprise & post-croissance, Réinitialiser nos modèles économiques, comptables et de gouvernance ». Cette étude novatrice, très fouillée et pédagogique, inspirera de nouvelles réflexions, dont certaines initiées ici. Dans le cadre restreint d’une interview, il est impossible de présenter toute la richesse des travaux développés : nous incitons à lire ce document.
Le changement climatique impose au niveau de la société mondiale de repenser le concept de croissance. Et le concept d’entreprise post croissance que vous lancez avec audace, y répond bien sûr et vise aussi à dépasser le débat entre « croissance » et « décroissance ».
Pouvez-vous nous dire pourquoi ce concept d’entreprise post croissance et nous le présenter globalement ?
Comment peut-il aider à dépasser le faux débat « croissance » et « décroissance » ?
Bien sûr, le changement climatique impose de repenser le modèle de croissance. Nous devons abandonner la poursuite de la croissance économique illimitée comme un projet de société. Rester sur les rails de cette croissance est synonyme de condamnation.
Nous sommes partis de deux constats :
- Le débat entre croissance et décroissance est saturé et il tourne en rond : il s’agit de deux conceptions absolues de l’économie : il n’existe ni croissance ni décroissance dans l’absolu et ces représentations sont donc relatives et trompeuses.
- Il y a très peu de travaux sur ces questions précises au niveau de l’entreprise : certes le sujet de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise est désormais bien circonscrit mais les questions relatives aux interactions avec « le vivant » et au partage de la valeur sont plus embryonnaires. Il existe des briques, mais pas de solutions systémiques convaincantes. Quel est l’avenir des entreprises dont le cœur de l’activité n’est ni soutenable d’un point de vue écologique, ni d’un point de vue social ?
Or nous évoluerons dans un monde complexe : fin d’un climat stable, énergie plus chère et taxée, accroissement des inégalités, et ce sont les entreprises qui vont devoir assumer une grande partie de cette transformation .
C’est pourquoi nous avons posé le problème de front, au niveau de la Gouvernance, du modèle économique et de la mesure comptable de la valeur : Ce sont les angles morts de la RSE alors qu’il s’agit les questions clés pour l’entreprise.
Comme vous le dites : « La post-croissance répond à l’injonction immédiate de décarboner notre économie mais ne saurait contenir cette seule perspective, si elle n’invente pas d’autres figures du progrès. Il s’agit aussi d’arrêter de prétendre que la vie peut être réduite à sa dimension économique et une avalanche de métriques ».
Pouvez-vous nous présenter les grands traits de cette entreprise post-croissance, comme vous la voyez ?
Les travaux initiés autour du « développement durable », sont toujours valides mais doivent être réactualisés et approfondis : maintenant les menaces sont tangibles et immédiates. Nous ne pouvons plus nous satisfaire d’une approche réparatrice à la marge mais procéder à la réinitialisation radicale et immédiate de nos modèles économiques et comptables et de gouvernance.
Notre réflexion sur la post-croissance a été particulièrement nourrie par les travaux de Kate Raworth (2018) que l’on appelle « théorie du Donut » et qui vise à réencastrer l’économie dans un espace écologiquement sûr et socialement juste, dans lequel l’humanité peut s’épanouir et prospérer sans voir son existence menacée. La post croissance s’apparente à un modèle de souténement, reposant sur un système de valeurs, au sens économique, éthique et philosphique, capable de nous ancrer dans un futur – encore- désirable.
Ainsi une entreprise s’engage dans la post croissance lorsqu’elle a l’ambition de rendre ses activités pleinement soutenables sur les plans environnemental (les limites planétaires), social (respect des fondamentaux sociaux) et économique (prospérité)
La post croissance encapsule, en même temps, la prise en compte impérative des processus biologiques, qui permettent l’habitabilité de la Terre, avec les acquis socioculturels qui maintiennent la cohésion sociale et garantissent la dignité de l’Homme. D’une certaine façon, il s’agirait d’articuler ces trois concepts : l’habitabilité, l’hospitalité et la prospérité. Comme l’évoque la philosophe Simone Weil, il faut lutter contre une domination des ordres purement techniques, s’illustrant par exemple par des projets de géo ingénierie, dans lesquels les dimensions éthique et humaine seraient absentes. Il ne s’agit pas non plus de tourner le dos au progrès par angélisme ou dogmatisme, mais de le rediriger dans une perspective écologique et sociale. L’idée d’un Contrat naturel comme évoqué par Michel Serres ou d’autres philosophes comme Bruno Latour est intéressante.
Encadré sur la théorie du Donut
Kate Raworth a imaginé cet « espace sûr et juste » sous la forme d’un Donut ou beignet : au centre se trouve un plancher social, c’est-à-dire un seuil de bien être en deçà duquel personne ne devrait tomber (« les fondamentaux sociaux »).
Le beignet est délimité à l’extérieur par un plafond écologique que nous ne devrions pas dépasser (les « limites planétaires ») – voir schéma. Il s’adresse aux organisations publiques et privées, et il a déjà été expérimenté dans un certain nombre de villes (Amsterdam, Philadelphia, Portland).
Des outils commencent à être développés pour appliquer ce cadre dans les entreprises, même si aucun guide pratique n’a encore été publié. Sans prétention académique, notre étude propose d’approfondir cette réflexion afin d’offrir aux dirigeants un cadre de pensée et d’action pour réinitialiser leurs modèles de gouvernance, économiques et comptables, et s’engager sur la voie de la post-croissance(2).
Pourquoi l’entreprise doit-elle, elle aussi se transformer, s’engager dans cette transition entrepreneuriale ?
Dans le monde de l’ultra concurrence, où la logique de l’entreprise est tournée uniquement vers l’accroissement d’une seule forme de capital, le capital financier, on continuera sur la voie de la prédation des ressources et de la dégradation des conditions de vie, au détriment du plus grand nombre.
On ne peut donc pas repenser l’évolution du monde, sans impliquer l’entreprise, ni sans s’interroger sur son avenir.
Et quand on évoque l’entreprise, on s’attache d’abord à sa gouvernance, c’est à dire la responsabilité des personnes qui ont le droit et la légitimité d’en orienter l’activité et la stratégie.
Repenser le rapport à la croissance, à l’échelle des actionnaires et des dirigeants, est accessible à n’importe quelle entreprise. La radicalité de la réponse est fonction de beaucoup de facteurs, notamment une volonté forte de contribuer au bien commun et d’accroitre la valeur « d’utilité » au regard des enjeux de ce siècle. Mais les réflexions sont encore peu avancées et très marquées par le seul prisme de l’accroissement du capital financier
Opérer la réinitialisation passe par une refonte de l’architecture de gouvernance et une reconsidération du partage de la valeur.
En cadré sur une première définition de la post croissance
Une entreprise s’engage sur la voie de la post-croissance lorsqu’elle a pour ambition de rendre ses activités pleinement soutenables sur les plans environnemental (respect des limites planétaires), social (respect des fondamentaux sociaux) et économique (prospérité).
L’entreprise fixe des limites à sa croissance, afin de s’assurer que le développement de l’activité économique est au service de son objectif de soutenabilité. La stratégie de développement de l’entreprise est (re)définie sur la base d’objectifs qualitatifs, c’est-à-dire que l’accent n’est pas mis sur la croissance en termes d’augmentation des ventes, de l’emploi, des actifs ou de la valorisation financière.
NB : Le fait de se fixer des limites n’implique pas de rejeter toute forme de croissance, qui peut être nécessaire pour se stabiliser sur son marché ou pour lever les freins à la transformation de l’entreprise (par exemple, racheter son capital pour recouvrer son indépendance ou s’émanciper de certaines contraintes du marché). L’entreprise doit pouvoir justifier que tout processus de croissance contribue davantage à la préservation ou la régénération des ressources (naturelles et humaines) qu’elle n’en consomme ou n’en détruit dans le cadre de ses activités(2).
Le moteur de la transformation sera le modèle économique et c’est le plus difficile. Rester sur une croissance en volume, ne peut suffire : L’entreprise doit pouvoir justifier que tout processus de croissance contribue davantage à la préservation ou la régénération des ressources (naturelles et humaines) qu’elle n’en consomme ou n’en détruit dans le cadre de ses activités. Il faut pour cela une redirection totale. C’est l’intégralité de la proposition de valeur, depuis la conception jusqu’à la commercialisation qui doit être repensée avec une volonté de soutenabilité forte.
Cette transformation du modèle économique sera bien sûr fortement poussée par le besoin d’intégrer une taxe carbone et de s’adapter au changement climatique lui-même. Pour l’instant il n’existe pas un bouquet de technologies miraculeuses qui nous garantit le découplage entre la consommation de ressources et d’énergie et la production des biens et des services.
La motivation est moins du resort de l’éthique que du pragmatisme : nous sommes condamnés à la post -croissance, à rentrer dans un « nouveau monde ».
A travers votre définition, il apparait clairement que le cœur de l’objectif est la soutenabilité du développement (avant le développement en soi), que le concept clé est la notion de limite que doit se fixer l’entreprise (limites économiques, environnementales et sociales), et donc que ce qui est mis en avant est la raison d’être de l’entreprise dans sa réalité sociale, c’est-à-dire sa stratégie à long terme.
En cela, ce concept diffère d’un concept de performance globale (associant performance économique, environnementale et sociale), plus orienté sur les réalités opérationnelles et sur les risques que fait peser l’entreprise sur son environnement et ses parties prenantes, et moins orienté sur la raison d’être (la stratégie) de l’entreprise.
Qu’en pensez-vous ?
Nous sommes actuellement dans une période de tâtonnement, de grande diversité d’approches, de l’Economie Sociale et Solidaire « dure » au capitalisme mondialisé débridé. Il y existe un bouillonnement d’initiatives et de grandes turbulences.
Selon nous, il faut dépasser la ligne Maginot entre les notions de profit et d’absence de profit, non profit, voire de croissance et décroissance. Il y a toujours eu une grande diversité de modèles entreprises, sans compter celles qui ont disparu et d’autres qui ont du se réinventer. Cela est sain et normal. Aujourd’hui cet impératif est global et radical. L’urgence est de remettre à plat des modèles obsolètes qui nous conduisent au chaos, dans un contexte concurrentiel difficle, mais dont les contraintes de soutenabilité vont finir par s’imposer à tous.
Cela veut dire avancer sur la seule ligne de crête possible : innover et créer de la valeur dans un espace écologiquement sûr, socialement juste.
Cela est du ressort de la stratégie et de la raison d’être. C’est à dire renoncer à du chiffre d’affaire toxique et réorienter ses activités dans une volonté d’articuler responsabilité et utilité. Ensuite la performance globale est une bonne façon de décliner cette stratégie de façon opérationnelle.
Le modèle de la post croissance repose principalement sur une gouvernance éclairée, orientée vers le bien commun (notion plus horizontale que celle française de l’« intérêt général »), non pas au sens du modèle social de l’église, mais sous l’angle du bien vivre sur une terre habitable. Il est à inventer.
A propos du développement d’écosystèmes coopératifs, vous indiquez : « Mais les efforts des entreprises pourraient être vains si les entreprises faisaient cavalier seul : le développement d’écosystèmes coopératifs semble indispensable pour cheminer vers une économie régénérative et engager une redirection des activités non soutenables ».
Le chemin de la post croissance, c’est développer la coopération au sein d’un écosystème. Actuellement elle est très imparfaite ; mais dans certaines filières cela fonctionne (par exemple l’automobile), mais cela suppose du volontarisme et le fait de surmonter certains obstacles liés à la confidentialité, au partage d’informations et de ressources.
En parallèle à la transition entrepreneuriale, se déroule aussi une certaine transition territoriale. Le lien des entreprises avec les territoires est évident : les unes dépendent pour toutes leurs activités de l’autre et inversement.
Les territoires pourraient être des creusets pour ces développements ?
Voyez-vous l’intérêt de liens entre transition entrepreneuriale et transition territoriale ?
L’évolution des imaginaires des entreprises au niveau territorial mérite d’être étudié : cela dépend de ce que l’on entend par territoire, et bien sûr aussi de la politique du territoire, mais il y a des appropriations collectives au niveau des territoires (éducation, santé, mobilités, politiques environnementales et sociales, …) qui favorisent (ou non) les coopérations et peuvent stimuler une logique de post croissance.
Mais en reprenant vos interrogations : « créer et partager la valeur autrement… à quoi bon si nos instruments comptables se concentrent uniquement sur la performance financière » ?
« N’est-il pas urgent d’inventer de nouveaux « alphabets comptables » pour (re)placer l’extra-financier au cœur du modèle économique » ?
C’est un sujet crucial et des travaux majeurs sont à mener sur ce front : tous les acteurs économiques sont concernés, ils sont conscients du besoin et beaucoup sont mobilisés, (y compris des investisseurs), dans la recherche d’un nouveau modèle comptable qui intégre l’extra financier. Si on savait évaluer, voire mesurer, la création et la destruction de valeur sous toutes ses formes (sociales, environnementales, financières, …) alors de nouvelles normes se mettront en place, en phase avec les attentes des citoyens et des consommateurs.
Nous avons besoin de privilégier des formes de croissance qualitatives (santé, éducation, alimentation…) et accompagner la décroissance de biens et produits carbonés, et cela ne pourra se faire si nous restons dans un modèle d’évaluation mono capital (c’est-à-dire où seuls les résultats du capital financier sont mesurés).
Nous devons évoluer vers un système multi capitaux, c’est-à-dire un outil de comptabilité produisant l’expression, en grandeurs physiques ou monétaires, des conséquences environnementales, sociales, et économiques des activités d’une entreprise.
Encadré sur les nouveaux alphabets comptables
Nous devons inventer de nouveaux « alphabets comptables » pour (re)placer l’extra-financier au cœur du modèle économique. Des méthodologies alternatives sont en cours d’expérimentation au sein de quelques entreprises. Au-delà de la comptabilité, il s’agit surtout de revoir le fonctionnement des systèmes d’information, du contrôle de gestion et le périmètre de responsabilité des professions du chiffre. Mais quelle place sommes-nous vraiment prêts à donner à l’extra-financier dans les systèmes d’évaluation comptable ?
Propos recueillis par Didier Raciné
Rédacteur en chef d’Alters Média
(1) Etude Prophil page 11
(2) Etude Prophil