
A travers l’expérience de cette entreprise familiale de 250 ans, transparait l’évolution possible, chez les chefs d’entreprise, d’une nouvelle image de l’entreprise, dans les conditions actuelles de changement de régime climatique. Comment s’effectue cette transformation en entreprise à mission ? Quelles en sont les motivations, quelle trajectoire et quels impacts ?
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Entreprise familiale depuis 250 ans, l’entreprise Cros que vous dirigez en Isère, est bien connue dans le monde des BTP, de l’Industrie et des collectivités ! Pouvez-vous nous retracer l’évolution de votre entreprise ?
Nos ancêtres étaient paysans. Devenus artisans tanneurs, ils créent une entreprise en 1785 qui va se développer jusqu’à employer 60 personnes. Elle périclite après la seconde guerre mondiale, et notre grand-père bâtit une nouvelle entreprise centrée sur la transformation de l’énergie, l’air et l’eau. La société est historiquement spécialisée dans les compresseurs d’air, les groupes électrogènes, les systèmes de pompage et les équipements de forage essentiellement, que nous vendons, maintenons et louons aux acteurs du BTP et de l’industrie, notamment. Elle emploie 60 personnes de nos jours.
Vous avez décidé récemment de la transformer en entreprises à mission, l’une des premières en France. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de cette transformation majeure et radicale ?
Nous sommes héritiers d’une histoire longue de 250 ans, fruit de transmissions opérées sur 7 générations. Ce passé qui fait notre présent nous oblige à notre tour à interroger le monde que voulons-nous léguer à nos enfants, et aux générations suivantes ? La question du sens, de la transmission est pour nous d’autant plus essentielle que nous avons à y répondre avec les enjeux spécifiques de notre époque, et la destruction massive des conditions de pérennité de la vie sur terre.
Lors du premier confinement lié au COVID, l’économie s’est arrêtée brutalement – illustrant la fragilité et la profonde détérioration de nos systèmes et faisant voler en éclat l’illusion de stabilité et de croissance continue cultivée en occident.
Le COVID a joué un rôle important dans notre décision : nous avions préparé l’entreprise, culturellement et financièrement, à subir des chocs. Mais devant la brutalité de celui-là, nous devions urgemment nous poser les bonnes questions ! Quelle est notre raison d’être ? De quoi avons-nous besoin pour subsister ? De quoi dépendons-nous ? Que nous pouvons arrêter, qui n’est pas existentiel ?
Revenir à l’essentiel de ce que nous voulons transmettre, au quotidien, et dans le concret. On cherche des stratégies, on parle de transition écologique, mais pour y répondre, il faut revenir au quotidien, terre-à-terre, et prendre position, choisir.
C’est la leçon que nous avons tiré des questions que pose Bruno Latour avec sa réflexion sur les Nouveaux Cahiers de Doléance et Où atterrir ?(2)
Dans l’entreprise, le Conseil d’Orientation (rassemblant actionnaires, équipe de direction et délégués du personnel) a acté que l’essentiel, notre mission, était de préserver une réelle qualité de l’air et l’eau sur le territoire.
Les actionnaires et l’équipe de direction se sont réunis en permanence lors du premier confinement. Ainsi, dès le redémarrage, nous étions prêts à annoncer et engager l’entreprise dans la transformation vers le modèle hybride d’entreprise à mission.
Vous optez pour une transformation assez radicale de votre business modèle. Pouvez-vous nous présenter cette évolution ?
Le modèle économique, cela fait 10 ans que nous y travaillons, comme la labellisation RSE (Lucie).
Le modèle économique
Ce modèle économique se transforme aujourd’hui, avec le déploiement d’une offre d’usage. Dans l’air comprimé par exemple, le client achète des mètres cubes d’air et une performance énergétique associée, dans un contrat de partenariat. Dans cette offre d’usage, le client transfère l’intégralité des risques liés à l’utilisation de telles machines : nous en restons les propriétaires et lui garantissons des économies d’énergie quantifiées, ainsi qu’une performance optimale dans la durée. Nous investissons dans des équipements innovants qui permettent par exemple de valoriser sous forme de chaleur jusqu’à 70 % de l’énergie dépensée dans la production d’air comprimé. Nous visons un objectif ambitieux de 50 % de notre CA réalisé en offre d’usage d’ici 2023.
Jérôme Cros, Directeur Général Présence Grenoble 11 octobre 2021https://www.presences-grenoble.fr/actualites-ils-font-l-actu-grenoble/les-etablissements-andre-cros-une-energie-nouvelle-pour-l
Comment la crise a-t-elle modifié votre conception du risque ?
Le risque naturel, nous en avons l’expérience. En région de montagne, nous pratiquons l’alpinisme, le ski de randonnée, et le risque est omniprésent : nous percevons physiquement la fragilité de notre vie sur terre en tant qu’humain, notre sécurité dépend des autres personnes avec qui nous évoluons.
Les inondations catastrophiques en Vésubie nous montrent comment le risque naturel peut impacter brutalement la vie de l’entreprise. De la même manière, le risque COVID nous bouscule et nous dépasse constamment. C’est cela aussi la réalité de l’entreprise aujourd’hui : l’impact radical d’évènements exogènes de plus en plus imprévisibles.
Ne peut-on pas, par l’anticipation, reprendre le contrôle ?
Nous sommes entrés dans une autre échelle du risque, systémique cette fois, dans laquelle je ne crois pas que l’on puisse reprendre le contrôle.
Pour l’entreprise, nous nous sommes appuyés sur deux réflexions : la crise du COVID comme avant-goût de ce que sera la crise climatique, et l’observation et l’apprentissage de ce que font les autres peuples : comment ils vivent le changement climatique.
En Alaska, ils le vivent depuis longtemps. Nastassja Martin et Baptiste Morizot rapportent dans « Le retour du temps du mythe », comment la nature sait réagir à ces conditions : par l’hybridation (2) ! Ainsi, le réchauffement a fait descendre les loups vers les terres du Sud de l’Alaska où vivent des coyotes, de ce croisement est née une nouvelle espèce : les Coyloups. Lors des crises (le temps de la métamorphose dit du mythe), les frontières s’effacent, se floutent.
Cela a inspiré notre stratégie : l’entreprise à mission gomme la séparation entre entreprises visant uniquement la profitabilité, et organisations intéressées à œuvrer au service d’un monde plus vivable. Hybrider ces deux intentions ouvre le champ des possibles. Egalement, en proposant aux collaborateurs de devenir associés de l’entreprise, en hybridant des statuts (salarié et associé) bien différents, on ouvre de nouvelles possibilités, plus adaptées aux conditions créées par les risques et la crise. Face au risque, plus on hybride les approches, plus on sort des silos, mieux on est armé pour traverser l’inconnu. Plus on quitte ses anciennes manières de penser, plus on fait de l’espace pour trouver de nouvelles solutions.
Face au risque, plus on hybride les approches, plus on sort des silos, mieux on est armé pour traverser l’inconnu. Plus on quitte ses anciennes manières de penser, plus on fait de l’espace pour trouver de nouvelles solutions.
Comment ce modèle économique peut-il contribuer à réduire les impacts environnementaux et sociaux sur nos territoires, développer leur habitabilité ?
Notre proposition de valoriser sous forme de chaleur jusqu’à 70 % de l’énergie dépensée dans la production d’air comprimé et d’apporter une garantie quantifiée(…)
Aujourd’hui, ce nouveau modèle est vraiment audible par les clients, autant pour un fabricant de puces électroniques qu’un cimentier par exemple. Ce qui n’était pas imaginable chez certains il y a 5 ans, est devenu possible et nous observons la progression des démarches environnementales et de la recherche de sobriété énergétique de nos clients. Notre proposition de valoriser sous forme de chaleur jusqu’à 70 % de l’énergie dépensée dans la production d’air comprimé et d’apporter une garantie quantifiée (grâce à une instrumentation de nos installations) contribue fortement à l’économie de l’énergie. Avec notre centrale à air comprimé, nous contribuons à chauffer des bureaux. Ainsi, en hybridant les métiers de chauffagiste et de compressionniste, nous diminuons l’impact environnemental des process de nos clients.
Précisément, pour garantir ces économies d’énergie, vous avez besoin de données, de système d’information, liant l’entreprise aux fournisseurs, aux clients. De façon générale, comment abordez-vous cette question ?
Nous ne cherchons pas à vendre des compresseurs à tout prix. Nous apportons au contraire un service, passant ainsi d’un engagement de moyens à un engagement de résultats.
On a bien sûr un système d’information et nous gérons, mais de façon autonome, la remontée des données. C’est un point stratégique pour nous. Nous ne cherchons pas à vendre des compresseurs à tout prix. Nous apportons au contraire un service, passant ainsi d’un engagement de moyens à un engagement de résultats. Le client transfère sur nous les risques d’exploitation du système.
Cela exige de l’écouter et de s’adapter au cas par cas. Mais aussi d’avoir un parc de machine disponible 24h sur 24, des chauffeurs prêts à intervenir en permanence, une surveillance des installations. Il y a là une forme de diminution du risque, de recherche d’anticipation !
Dans cette problématique d’économie de la fonctionnalité, le territoire peut aider, faciliter des coopérations, des mises en synergies au bénéfice de son habitabilité.
Quelle est votre vision des liens entre entreprises et territoires ?
(…) Sans territoire, nous n’existerions pas. Nous sommes des êtres reliés, dans un monde relié.
Oui, l’entreprise dépend beaucoup du territoire, pour un très grand nombre de services : crèches, écoles, infrastructures routières … Sans territoire, nous n’existerions pas. Nous sommes des êtres reliés, dans un monde relié.
Nous cherchons à renforcer ce maillage et à rendre au territoire la considération qu’il nous apporte. C’est dans cette logique que nous avons créé un Fonds de Dotation, géré par les salariés de l’entreprise, destiné à aider le tissu associatif du territoire (dotation annuelle de 1 000 € par an et par salarié depuis 2011).