Le débat croissance – décroissance est piégeux ! Construire un nouvel imaginaire au centre de notre vie moderne !
Christophe Sempels, Directeur Général et Directeur de la Recherche Action de Lumia

Comment poser la question de la croissance dans un monde fini, en sortant du débat piégeux entre croissance et décroissance ? Comment penser le besoin du bien-être pour tous et le problème des limites ? La question, vertigineuse, au centre même de notre vie moderne, est abordée clairement ici : La première partie de cet article montre pourquoi il faut changer de thermomètre et entreprendre en changeant d’imaginaire. La seconde nous invite à imaginer une économie capable de réparer, régénérer les externalités négatives, écologiques et sociales. 

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Vous évoquez dans un article publié par Prophil, à propos de l’imaginaire de la croissance économique, l’idée que celle-ci n’est pas un bon indicateur du bien être dans la société : il n’est que la traduction de l’expansion et l’extension des marchés, sans analyser leur contenu, en ignorant leurs effets / externalités négatifs.

(…) la croissance économique appelle systématiquement à une colonisation de la sphère marchande (…)

Je pense effectivement que nous courrons collectivement derrière un objectif qui nous a été tellement martelé que nous le prenons comme un dogme, une vérité absolue, une loi naturelle qu’il nous faudrait absolument poursuivre, et pourtant rare sont ceux et celles qui comprennent véritablement ce qui se cache cette dynamique de la croissance. Elle résulte en réalité d’un double mécanisme : l’expansion, d’une part, qui renvoie au périmètre social, géographique et temporel de la sphère marchande, des échanges monétisés en comparaison des échanges désintéressés, et de l’autre l’intensification, qui représente la vitesse avec laquelle ces échanges vont s’opérer. Pour faire croitre une économie, il n’y a que deux moyens. Il faut d’abord l’étendre dans ses dimensions sociales, géographiques et temporelle, ce qui passe par la transformation d’actes, ou accès solidaires, altruistes, en actes marchandisés, qui feront l’objet d’une transaction monétaire et seront fiscalisés, et par leur mise à disposition partout, et tout le temps. Il faut ensuite augmenter la vitesse avec laquelle ces échanges vont s’opérer. Ainsi si nous achetons un téléphone deux fois par an plutôt qu’une seule fois, nous participons deux fois plus à la croissance économique relative à ce poste de dépense.
Il faut donc retenir que la croissance économique appelle systématiquement à une colonisation de la sphère marchande sur la sphère non marchande, et appelle à nous transformer en êtres de consommation. Or, il a été largement démontré par les sociologues, les anthropologues, qu’à partir du moment où un échange quitte la sphère désintéressée, elle perd en saveur, en intérêt, en qualité. La marchandisation entraine une forme de standardisation de la production qui va déconnecter les biens et services de la communauté de leur contexte social et culturel.

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(…) si l’on se concentre uniquement sur le PIB, on ne sait absolument pas évaluer si le sort d’une société s’est amélioré, si le stock de ce qui est utile à la société s’est effectivement accru.

Cette croissance se matérialise sous la forme du sacro-saint PIB, qui est une mesure des flux de toutes les productions de bien et de services par les acteurs économiques sur une période donnée. Un des avantages de cet indicateur, c’est sa praticité : il est facile à mesurer et est standardisé à l’échelle de la planète, ce qui permet la comparaison. Il est en revanche très peu satisfaisant pour de nombreuses raisons. D’abord, il ne dit rien sur la nature des flux mesurés. Certaines des activités prises en compte sont absolument nécessaires à la survie de la population, comme la production alimentaire, d’autres vont simplement permettre à la société de fonctionner, comme la production énergétique. Certaines sont indispensables à la santé physique et mentale d’une société, comme les soins, l’éducation, la culture qui sont essentiels pour le vivre ensemble, d’autres sont totalement futiles, voir néfastes pour le bien-être collectif et individuel. Elles contribuent pourtant toutes de la manière au PIB.
Ensuite, certaines de ces activités vont venir accroître le stock d’équipements ou d’infrastructures déjà disponible pour une société, d’autres vont viser à la préservation de ce stock, comme les activités de maintenance, d’autres encore vont réduire ou dégrader ce même stock, à la manière des activités de démolition ou d’extraction de matières premières non renouvelables. Ainsi, si l’on se concentre uniquement sur le PIB, on ne sait absolument pas évaluer si le sort d’une société s’est amélioré, si le stock de ce qui est utile à la société s’est effectivement accru. On observe donc bien une déconnexion complète entre cet objectif de croissance qui va guider toutes les politiques économiques, publiques, jusqu’aux initiatives privées et ce qui fait finalement la qualité d’un vivre ensemble au sein d’une société.

A un niveau individuel et si l’on se met à la place d’un chef d’entreprise, qu’est ce qui peut me faire réaliser que cette croissance permanente, absolue, n’est peut-être finalement pas l’objectif à viser ?

(…) la question économique reste centrale, mais la positionne comme un enjeu de viabilité plutôt que de finalité de l’activité.

Lorsque je discute avec des dirigeants d’entreprise, je suis souventfrappé de voir à quel point la croissance est pour eux une forme d’impensé. La société leur a appris depuis leur plus jeune âge qu’être un bon chef d’entreprise, c’est produire de la croissance, comme si elle était consubstantielle à l’action même d’entreprendre. Lorsque l’on discute de manière plus profonde avec eux, on comprend que cette course à la croissance, si elle peut être stimulante pour certains, est pour nombre d’entre eux éreintante et génératrice de problèmes nouveaux. Beaucoup de ces dirigeants dégradent leur propre qualité de vie, la qualité de ce qu’ils mettent en œuvre, la qualité des environnements de travail qu’ils proposent à leur collaborateur, tant ils sont implicitement vissés à cet objectif qui les détourne au final de leur propre essence et de leur bien-être.
Aujourd’hui, un certain nombre d’entreprise assume l’idée que cette croissance économique n’est plus l’objectif à rechercher collectivement, et affiche à la place par exemple une ambition d’harmonie entre tous ses acteurs et entre l’entreprise et son milieu, environnemental et social. Cela n’évacue pas la question économique qui reste centrale, mais qui la positionne comme un enjeu de viabilité plutôt que de finalité de l’activité. Elle n’est plus le point d’entrée du projet entrepreneurial mais son point de sortie. Elle va simplement pérenniser l’ambition, l’activité de l’entreprise, dans le temps et dans son espace social.

Cette idée d’harmonie entre l’entreprise et ses milieux, à la fois environnementaux et sociaux, est très importante. En effet, si les gens se détachent de nos jours de l’emploi traditionnel, c’est bien qu’il n’est pas perçu comme étant pleinement satisfaisant sur le plan social.

En effet, nous sommes confrontés actuellement à quelque chose d’inédit dans l’histoire de l’humanité. de plus en plus de jeunes souffrent de ce que l’on appelle l’éco-anxiété, ce qui constitue l’expression d’un mal être très profond. Jusqu’ici, les jeunes générations vivaient avec l’espoir d’une vie meilleure que celle de la génération précédente, grâce à la confiance dans l’idée du progrès, avec la notion d’émancipation à travers notamment le développement des savoirs, des connaissances et des techniques. Cette projection est aujourd’hui remise en cause et les jeunes souffrent de ce sentiment de perte d’un futur souhaitable qui mobiliserait l’action ici et maintenant, remplacé par un avenir menaçant, et même existentiellement menacé. Ces bouleversements sociologiques, alors même qu’ils s’expriment à travers de nombreux mouvement sociaux, sont encore minimisés.