Les entreprises doivent prendre leurs responsabilités !
Jacques Igalens, Professeur des Universités, Président de l’IAS, Ex Directeur de Toulouse Business School

Que nous inspire 70 ans d’efforts déployés pour que les entreprises prennent elles aussi leurs responsabilités et leur part contre les nuisances qu’elles produisent, impact sur le climat compris ? Comment pourrait se développer, massivement, cette prise de conscience des chefs d’entreprise ? Que de temps perdu ! Les politiques pansement autour de la RSE ne peuvent suffire ! 

 

Le point de vue de l’ancien Directeur de Toulouse Business School, aujourd’hui directeur de l’OTE (Observatoire de la Transition Environnementale) des business schools françaises.  

 

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Que vous inspire globalement l’histoire de la RSE, à laquelle vous avez participé, son évolution au fil des années ?

L’idée de la responsabilité sociale des entreprises nous vient des années 50. S’il est vrai qu’elle n’a pas eu à l’époque un succès foudroyant, c’est bien à ce moment-là qu’ont débuté les débats sur ce sujet, qui restent encore d’actualité aujourd’hui. C’est au départ Howard Bowen, universitaire américain, professeur d’économie, qui lance le concept dans un ouvrage de commande qu’il rédige pour les églises protestantes américaines. Dans ce livre, qui paraît en 1953, il évoque pour la première fois l’idée d’une responsabilité sociétale pour le chef d’entreprise, en la définissant comme une nécessité pour celui-ci de respecter les valeurs, les us et coutumes des sociétés dans lesquelles son entreprise intervient : au-delà du simple respect de la loi, il s’agit pour l’entreprise de ne pas heurter les valeurs du monde dans lequel elle évolue, et donc pour ses dirigeants de se préoccuper, de manière volontaire, du social, de l’environnement, de la culture et même de la religion.
Cet ouvrage ne passe pas inaperçu, il a même été assez rapidement contesté par un certain nombre d’économistes libéraux qui le considèrent comme la porte ouverte à de nombreuses dérives. Pour eux, en effet, l’entreprise appartient à ses actionnaires qui ont investi avec pour objectif, le plus souvent, de gagner de l’argent ; son rôle est de réaliser du profit. Si ses dirigeants, de leur propre chef, commencent à se fixer des objectifs autres, comme préserver l’environnement ou lutter contre la faim, cela risque de les dévoyer et de les entraîner sur des terrains où ils ne sont nullement compétents. Le chef de file de ces critiques de la RSE, Milton Friedman, prix Nobel d’économie en 1976, déclare que le chef d’entreprise qui se préoccupe des questions sociales et sociétales en allant au-delà du simple respect de la loi, entretient une confusion des genres puisque ce faisant il prend la place du politique. En effet si l’on se place dans le cadre d’une démocratie, l’homme politique, et particulièrement aux Etats-Unis, qu’il soit sénateur ou représentant, est élu directement par le peuple et il doit rendre des comptes à ses électeurs, à la différence du chef d’entreprise qui lui est désigné par les représentants des actionnaires. Friedman, en 1962, dans l’ouvrage Capitalisme et Liberté, parle même d’un risque de fascisme associé à cette prise en compte du sociétal par l’entreprise.

On voit bien que ce concept de responsabilité sociale, contesté dès le départ, ne s’est pas imposé sans peine dans le monde capitaliste. On observe malgré tout un tournant au début de notre siècle. En 2001, la publication de la commission européenne “Promouvoir un cadre européen de la responsabilité sociale de l’entreprise” va venir populariser cette idée à travers le continent.  Cette responsabilité sociale est définie à la fois sur un plan interne (gestion des ressources humaines, bien-être des employés) mais aussi externe, sociétal (contribution de l’entreprise à un certain nombre de grandes causes sociales ou environnementales). On retrouve aussi dans cette publication une notion qui était déjà très importante à l’origine de la création du concept, à savoir que l’entreprise doit agir sur ces piliers de façon volontaire.
Cette année 2001 généralise donc le concept de RSE dans tous les pays européens, et en particulier en France puisque c’est à partir de ce moment qu’apparaît pour la première fois une obligation de reddition de comptes extra-financiers de la part des entreprises à travers la loi NRE (Nouvelles Régulations Économiques). Parallèlement, l’ONU lance ses objectifs du millénaire qui s’adressent aux états mais aussi aux entreprises et qui ne seront pas atteints.


Quand on regarde cette histoire de la RSE, je pense que l’on ne peut que constater que l’on a perdu beaucoup de temps


Quand on regarde cette histoire de la RSE, je pense que l’on ne peut que constater que l’on a perdu beaucoup de temps. Si aujourd’hui il y a effectivement une prise de conscience du fait que les entreprises ne peuvent pas se contenter de maximiser leur résultat financier et si la finance commence à bouger, cela fait tout de même 20 ans que l’Europe les encourage à aller dans ce sens… Selon moi, les choses ne sont pas allées assez vite parce que, finalement, nous n’avons jamais vraiment résolu le problème initial, c’est à dire savoir s’il fallait imposer ou au contraire laisser les dirigeants d’entreprises aller à leur rythme, le curseur entre contrainte et liberté a été mal placé, il aurait fallu plus de fermeté.

Ne pensez-vous pas que c’est finalement la confrontation à une réalité profondément bouleversée, par les changements climatiques entre autres, qui va constituer une pression, à travers l’opinion et sans doute le politique, suffisamment forte pour faire bouger les entreprises ?

cela va au-delà de la pression simplement politique. De nombreux chefs d’entreprises se rendent compte aujourd’hui que c’est leur modèle d’affaires même qui est incompatible avec le réchauffement climatique

C’est une évidence, même si je pense que cela va au-delà de la pression simplement politique. De nombreux  chefs d’entreprises se rendent compte aujourd’hui que c’est leur modèle d’affaires même, leur “business model”, qui est incompatible avec le réchauffement climatique et qui est donc menacé : s’ils ne réagissent pas vite, ils ne seront pas en capacité de faire face aux risques qui ne manqueront pas de se présenter dans un futur proche. Cette notion de « risques » liées aux dérèglements climatiques va nécessairement pousser les entreprises dans la bonne direction. Mais à nouveau, on ne peut que regretter que cette prise de conscience arrive si tard. Si elle avait eu lieu il y a 20 ans, elle aurait pu permettre de décarboner notre économie dans des conditions moins dramatiques. Certains économistes, je pense à mon collègue Christian Gollier, avaient même, à cette date, fourni tous les outils conceptuels nécessaires pour que cette décarbonation soit la moins douloureuse possible.


On voit aussi naître ces dernières années de nouvelles notions, comme celle de l’entreprise à mission définie par la loi Pacte en 2019. Gaël Giraud propose quant à lui de “Renforcer le statut d’entreprise à mission en y intégrant la notion de “gouvernance partagée”, c’est-à-dire d’une représentation égalitaire entre les actionnaires et les représentants des salariés au sein du conseil d’administration ou de surveillance. Et puisque l’entreprise doit être ancrée dans son territoire, les collectivités parties prenantes dans le projet de développement doivent également disposer d’un droit de représentation au sein du Conseil d’Administration et d’un droit privilégié à agir. ». Que pensez-vous de ces propositions ?


La RSE, rétrospective 

Dans une étude récente (Etude Entreprise et post croissance) le cabinet Prophil, établit la liste des évolutions des réglementations concernant les entreprises en matière de responsabilité sociétale :