Face à la globalité des transformations en cours. Comment adapter notre conduite des changements à mener ?
Elisabeth Grosdhomme, Directeur général, Paradigmes et cætera

Comment voyons-nous l’évolution de notre monde actuel, de quelles natures sont les transformations qui le caractérise ? Toute décision stratégique devrait partir d’une telle analyse et il est particulièrement intéressant de confronter entre elles des visions différentes à ce sujet. Le point de vue de E. Grosdhomme souligne avec beaucoup de finesse que c’est la globalité des transformations climatiques (par ailleurs irréversibles) et technologiques en cours, ainsi que des changements à mener qui caractérise notre époque. D’où l’insistance de la réflexion sur la conduite de ces changements. A méditer ! 

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Notre monde traverse aujourd’hui une crise qu’on pourrait qualifier de globale. Quelles sont selon vous les caractéristiques de ce grand bouleversement auquel nous sommes confrontés ? Quels en sont les facteurs ?

Chaque génération a peu ou prou l’impression de vivre des transformations inédites, jamais expérimentées par les précédentes. C’est peut-être simplement le reflet de l’inquiétude que chacune éprouve devant l’ampleur des bouleversements auxquels elle doit s’adapter. Mais prenons un peu de recul : les changements que nous vivons aujourd’hui, qui sont certes très intenses, sont-ils vraiment d’une envergure sans précédent ? Si l’on regarde un siècle en arrière, entre les années 1900 et 1920, nos arrière-grand-parents ont traversé des mutations autrement plus extraordinaires que nous : sur le plan des technologies avec le déploiement de l’automobile, du téléphone et de l’électricité ; sur le plan géopolitique avec la fin de l’empire prussien, la première guerre mondiale et la révolution bolchévique ; sur le plan démographique avec les 20 millions de morts de la guerre, sans compter les effets ultérieurs de la grippe espagnole ; sur le plan sociétal enfin, avec notamment, toujours dans le sillage de la guerre, un rôle nouveau conquis par les femmes qui avaient pris, à la maison et à l’usine, le relais des hommes partis au front. 

Ce qui fait peut-être la singularité de la période que nous vivons c’est la perspective du dérèglement climatique dans laquelle elle s’inscrit

Nous vivons certes une période de transformation profonde, mais il ne s’agit pas là d’un phénomène inouï, auquel l’humanité n’aurait jamais été confronté, ni du point de vue de son ampleur, ni du point de vue de la multiplicité des facteurs de changement qui se trouvent simultanément à l’œuvre. Ce qui fait peut-être la singularité de la période que nous vivons c’est la perspective du dérèglement climatique dans laquelle elle s’inscrit. Non pas que le dérèglement climatique lui-même soit un événement nouveau et soudain, mais la conscience collective que nous en avons est relativement récente ; et elle exerce un effet terrorisant par l’ampleur du changement systémique dont nous devinons à peine les contours, par son extension mondiale, par les effets d’inerties qui repoussent à plusieurs décennies les effets tangibles de toute action que nous pourrions entreprendre aujourd’hui. Comme une gigantesque épée de Damoclès qui surplombe tout le reste et relègue tous les autres problèmes, ceux-là même qui nous semblent insurmontables, à un rang quasi-anecdotique.

N’est-ce pas justement ce facteur nouveau, surplombant, planétaire, qui conduit aujourd’hui à des changements profonds dans nos modes de vie, dans nos relations sociales etc. ? Est-ce que ce n’est pas à travers lui, finalement, que se manifestent les changements propres à notre monde actuel ?

(…) elle résulte davantage d’évènements ponctuels comme les canicules ou les inondations plutôt que d’une appréhension du phénomène dans ce qu’il a de systémique.

Oui et non. Oui parce que la gravité des enjeux liés au dérèglement climatique nous forcera inéluctablement, tôt ou tard, à mettre en place des réformes importantes qui ont été trop longtemps différées. Non parce que, malgré cette gravité des enjeux, beaucoup de nos concitoyens sont d’abord frappés, me semble-t-il, par des problèmes plus conjoncturels ou plus immédiats : la crise économique et financière de 2008, ou les mille et un effets de la transformation numérique, par exemple. Dans cet énorme brouhaha, cette perception de multiples mutations à l’œuvre, il y a bien sûr une conscience que le climat est en train de changer, mais elle résulte davantage d’évènements ponctuels comme les canicules ou les inondations plutôt que d’une appréhension du phénomène dans ce qu’il a de systémique. 

Une autre caractéristique de notre époque, c’est malheureusement une certaine érosion de notre capacité à apporter des réponses collectives aux défis du climat dont nous découvrons peu à peu l’immensité. Cette érosion tient en premier lieu à une perte de confiance dans la science, abondamment illustrée par le mouvement anti-vaccin ces derniers mois, mais que l’on peut observer aussi dans certaines formes de contestation systématique des OGM, de la 5G ou du nucléaire par exemple, ou encore dans une interprétation très extensive du principe de précaution. Le doute et la critique étayée sont bienvenus pour faire progresser la science mais la défiance généralisée, la confusion entre les faits et les opinions, le mélange des genres entre le registre de la connaissance (vrai/faux) et celui de la morale (bien/mal) finissent par nous priver des outils intellectuels permettant de construire une stratégie fondée sur la raison. 

(…) on retrouve un important problème de coopération intergouvernementale, à l’échelle d’une planète qui ne se résume plus à un duopole de superpuissances mais à une constellation multipolaire.

En second lieu, on observe une difficulté grandissante des institutions à agir sur la réalité. Pour partie parce que leur légitimité est de plus en plus contestée : c’est ce que les politologues appellent la « déconsolidation démocratique », c’est à dire la montée de l’abstention ou du vote dégagiste, le recours aux manifestations ou à la désobéissance civile, toutes choses qui permettent de contester l’ordre établi mais pas de construire un nouvel ordre. Pour une autre partie parce que la globalisation de l’économie et sa transformation technologique ont rendu inopérants certains leviers traditionnels de l’action publique, comme on le voit avec la difficulté de taxer les multinationales par exemple. En outre, et pour revenir à la question du climat, on retrouve un important problème de coopération intergouvernementale, à l’échelle d’une planète qui ne se résume plus à un duopole de superpuissances mais à une constellation multipolaire, avec des jeux d’alliance complexes et mouvants.

Au total, alors que l’importance des enjeux du dérèglement climatique devrait commander une action rapide et déterminée, ce que nous voyons c’est plutôt une prise de conscience lente, parcellaire, plus anecdotique que fondamentale, et une capacité de décision collective entravée par la difficulté à construire un agenda intellectuel et politique partagé.

Sur le plan stratégique justement, on peut aussi évoquer la gestion des conflictualités dans le monde actuel. Si l’on prend l’exemple des conflits au Sahel ou en Afghanistan par exemple, on peut considérer que leur origine peut être d’ordre socio-économique ou bien même environnementale. Une réponse seulement militaire peut donc sembler inadaptée. Parmi les éléments de changements propre à notre époque, peut-on parler d’une difficulté à appréhender ces problèmes et à ajuster les stratégies que l’on met en place face à eux ?

Ce diagnostic n’est malheureusement pas nouveau. Les militaires eux-mêmes, envoyés au front pour éteindre les foyers djihadistes dans ces régions, sont les premiers à dire qu’une intervention militaire ne se substitue pas à une stratégie politique, économique et sociale. Pour autant, force est de reconnaître que des décennies d’aide au développement n’ont pas permis le réel décollage économique des pays du Sahel. Ces aides ont-elles été insuffisantes ? Mal ciblées ? Vouées à l’échec dès lors que des conditions minimales de probité et de bonne gouvernance n’étaient pas réunies ? Je n’ai pas la réponse. Je constate simplement, comme vous, que les effets du dérèglement climatique s’annoncent encore plus dévastateurs pour les pays du Sud que pour les pays du Nord et que, dès lors, les retards de développement économique que nous n’avons pas su résorber depuis cinquante ans s’avèreront encore plus critiques demain qu’aujourd’hui.

Toujours par rapport à cette question des stratégies à adopter et pour en revenir à la problématique du climat : on constate que l’on a pu dépenser à peu près 16 000 milliards lors de la crise du covid mais que l’on peine aujourd’hui à trouver les 100 milliards estimés nécessaire pour lutter contre la crise climatique. Pensez-vous que l’on prenne aujourd’hui le problème dans sa réelle mesure ?