
Dans une période où les questions d’habitabilité des territoires et de la planète (au sens fort du terme, logement, mobilité, travail, énergie, … avec les valeurs qui vont avec) sont au cœur des problèmes actuels et du futur, la question du rôle et de la stratégie du Cerema se pose. Il ne peut restreindre son action à des questions techniques, hors d’une réflexion stratégique large. Et il ne peut oublier que ces questions se posent localement, concrètement.
Ces questions sont posées au Directeur Général du Cerema, dans un paysage administratif complexe et mouvant (du fait de l’évolution de la logique d’autonomie des collectivités).
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Le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (CEREMA) est né officiellement le 1er janvier 2014. Il regroupe onze composantes du réseau scientifique et technique de l’État français. Vous en avez pris la direction en mai 2018.
Il « agit en appui des services déconcentrés de l’Etat dans les territoires et forme une communauté professionnelle basée sur une identité héritée de métiers de l’ingénieur avec ce réseau de l’État composé de ses directions techniques territoriales ».
Comment définiriez-vous le Cerema ? Organisme de soutien stratégique et technique au collectivités territoriales ? ou essentiellement technique ?
(…) la première vocation du Cerema : fournir au niveau local les expertises de niveau national et international nécessaires aux divers territoires.
Le monde est de plus en plus technologique et les questions qui se posent aux Collectivités territoriales et l’Etat ont de plus en plus une composante technique. Les questions sont de plus en plus complexes, aussi les prises de décision demandent des analyses techniques, à deux niveaux : un niveau de base et un niveau plus large. Et ces besoins dépassent de plus en plus ce que peuvent effectuer seules les collectivités territoriales. L’exemple de l’analyse demandée par l’Etat sur la sécurité des 200 000 ponts en France est parlant : les collectivités en ont la responsabilité mais beaucoup d’entre elles n’ont pas les capacités techniques d’effectuer ces travaux. Celles-ci se situent, pour les plus pointues, à l’échelon national (le Cerema dispose d’environ 300 experts dont une vingtaine d’experts internationaux de haut vol sur ces sujets) même si le besoin est local. Cela illustre la première vocation du Cerema : fournir au niveau local les expertises de niveau national et international nécessaires aux divers territoires. Dès que l’on sait assurer cela, on devient capable d’assister les collectivités dans leur stratégie.
(…) là où les fréquences de certaines catastrophes naturelles étaient centennales, elles deviennent annuelles. (…) comment s’adapter ?
C’est pourquoi nous avons maintenus notre expertise dans cinq domaines techniques verticaux (bâtiment, infrastructures, mobilités, …) mais aussi créé un 6ème domaine d’expertise territoriale intégrée, visant les questions de stratégie territoriale des collectivités territoriales sur des questions en matière d’efficacité énergétique, d’adaptation aux changements du climat, …
Notons cependant que la conscience collective en matière d’adaptation climatique est encore faible : là où les fréquences de certaines catastrophes naturelles étaient centennales, elles deviennent annuelles. Cela conduit à des impacts énormes et des efforts d’adaptation considérables : comment s’adapter ?
N’est-ce pas là la différence entre le technique (localisé et ponctuel dans le temps) et le stratégique (étendu à tout le territoire et de long terme) ?
Comment gérer son patrimoine dans le temps ? Si on s’y prépare dès maintenant, dans la durée, « stratégiquement », l’adaptation est possible. Il faut prendre du champ. Comment associer le niveau local et national, immédiat et long terme ? : il y a là un changement profond à adopter.
Au cours de l’enquête réalisée par Alters Média sur les territoires, nous avons noté un profond besoin d’autonomie de la part des Intercommunautés (auquel l’idée de « Projet de territoire » et les CRTE Contrats de Relance et de Transition Ecologique répondent en partie) et un fort besoin de compétences de haut niveau.
Comment prenez-vous en compte ces deux questions ?
Depuis 40 ans, nous n’avons collectivement pas assumé la décentralisation.
Depuis 40 ans, nous n’avons collectivement pas assumé la décentralisation. Elle s’est faite progressivement, mais n’a pas été suffisamment intégrée dans l’organisation des services. A propos des expertises, c’est spectaculaire : avant l’Etat faisait toute l’ingénierie. Il a fallu quinze ans pour qu’il se restreigne aux petites communes. On est en train de monter des agences départementales (mouvement que nous soutenons). Mais il aura fallu attendre la loi 3DS (à paraître début janvier 2022) pour que l’on imagine un organisme dépendant conjointement de l’Etat et des Collectivités territoriales (le Cerema).
Il faut en effet à la fois répondre aux Collectivités territoriales et aussi conseiller l’Etat sur divers sujets, d’où l’idée d’un Etablissement public à la fois local et national, ce qui peut paraître contraire aux lois fondamentales de la République (cf la loi de 1804 de Napoléon).
Les transformations qu’il faut conduire pour contrer les grandes mutations climatiques et écologiques comportent cependant des dimensions sociales, économiques, de santé, culturelles, de sécurité, politiques (au sens de vie de la cité)
Y répondre est indispensable, sauf à rester dans un pur domaine technique, segmenté, en silo. N’y a-t-il pas là des besoins de compétences stratégiques, plus larges qui peuvent manquer à nombre de collectivités ?
(…) nous avons besoin d’expertises pointues, ce qui suppose d’être proche de la recherche et de réduire nos champs d’intervention (…).
Oui et non ! Oui, car l’adaptation au changement climatique demande un champ d’expertise de plus en plus large. Mais non, car nous avons besoin d’expertises pointues, ce qui suppose d’être proche de la recherche et de réduire nos champs d’intervention pour garder une taille critique suffisante.
Il n’y a pas d’expertise sans recherche, d’où le développement de nos liens avec les organismes de recherche. Un expert qui n’est plus en lien avec la recherche, n’est plus expert, surtout dans les domaines techniques. Au sein du Cerema, nous avons onze équipes de recherche : 200 à 250 personnes travaillent dans ces équipes en lien avec d’autres organismes de recherche. Ils permettent au Cerema, par cette activité et les liens créés avec d’autres organismes de recherche, de remplir son rôle de « passeurs de savoirs », de transformer des concepts et des connaissances en méthodologies, de publier des guides, de les appliquer avant de s’effacer lorsque ces méthodes sont reprises par les Bureaux d’étude.
Mais pour faire cela, nous avons aussi besoin de nous recentrer sur un nombre plus réduit de champ de compétences : nous sommes passés de 66 pôles de compétences à 21 domaines pour nous permettre d’atteindre la taille critique dans ces domaines. Par exemple en matière d’entretien routier, nous avions une quinzaine implantations et nous sommes passés à 6 6.
En trois ans, nous avons dû fusionner de nombreux domaines de compétences, réalisés les réformes qui auraient dû être faites depuis trente ans. Nous sommes certifiés ISO 9001, nous avons passé un Contrat d’objectif avec l’Etat, commencé à construire un établissement d’expertise internationale. Le Cerema réunit des gens passionnés par leur métier d’ingénieur, l’un des seuls endroits où on peut faire de la technique.
Mais nous avons besoin de changer de Statut, et introduire le numérique dans nos activités de conseil.
N’y a-t-il pas besoin aussi d’avoir la capacité d’intégrer diverses expertises ? Le mouvement des collectivités territoriales vers des projets globaux, des projets de territoires, ; la problématique du changement climatique ne poussent-ils pas l’un et l’autre à mettre l’accent sur une expertise intégrée ?
Le domaine de l’expertise intégrée est effectivement un secteur qu’il faut développer.
Le domaine de l’expertise intégrée est effectivement un secteur qu’il faut développer. Les Collectivités sont souvent démunies face au changement climatique, souvent pour des raisons de taille, qui ne permet pas de disposer des compétences nécessaires. Et cela est parfois vrai aussi pour des Intercommunautés de bonne taille : beaucoup étaient démunies pour réaliser les études des projets de territoires, les Contrats de Relance et de Transition Ecologique. Il faut les aider à voir les changements à venir dans 10 à 20ans.
Où en êtes-vous justement à ce sujet, en matière de prospective et de développement de stratégie ?
Aujourd’hui, nous bâtissons des projets sur la base de scénarii a 10 ou 20 ans. Au-delà, cette question de la prospective n’est pas encore tranchée, nous avons besoin de développer notre réflexion à ce sujet, peut-être en faire en partenariat avec d’autres ? Pour l’instant il faut développer une veille prospective. L’Etat a quasiment abandonné la prospective, ce qui se fait n’est pas à l’échelle. Les collectivités territoriales réagissent aux sujets du quotidien. La recherche action en partenariat peut être un sujet qui nous intéresse, un sujet utile, mais elle doit être structurée.
Quelle est la place du numérique dans votre stratégie ?
L’organisation du conseil sera peu à peu transformée, la logique de réseau et le développement de communautés professionnelles prendront une place de plus en plus forte(…).
Le COVID a eu un effet majeur en montrant le rôle du numérique, en démontrant que nous pouvions faire face au confinement grâce à lui : actuellement, 80% des personnels du Cerema sont en télétravail. Les impacts de ce changement (et donc du numérique) sont très étendus : occupation des bureaux, déplacements, mode d’organisation, … L’organisation du conseil sera peu à peu transformée, la logique de réseau et le développement de communautés professionnelles prendront une place de plus en plus forte et c’est cela que nous voulons préparer avec la Plateforme que nous lançons en 2022 sous le nom de « Expertise territoire », permettant de constituer des Communautés de technologie, travaillant en réseau, plateforme ouverte aux Collectivités. C’est un projet complexe, technologique mais aussi d’animation qui d’articule très bien avec les trois missions que nous voulons mener : développement de la recherche et de l’innovation, appui sur le terrain et diffusion des connaissances. La plateforme jouera un rôle majeur pour cette diffusion et le montage de réseau. Elle sera lancée début 2022, testée en circuit fermé jusqu’à l’automne et devrait être pleinement active à l’automne.
Nous essayons de nous projeter vers le futur, de construire l’établissement d’expertise internationale de 2030 et pas celui de 1990.
Propos recueillis par Didier Raciné
Rédacteur en chef d’Alters Média