Le pilotage de la transition écologique. Un scénario de maîtrise des empreintes CO2, matière et environnementales
Emmanuel Rauzier, Chef de projet Négawatt

Le scénario Négawatt est maintenant connu : quelle trajectoire suivre en matière de consommation d’énergie, mais maintenant aussi en matière de consommation de matière, pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, réduire notre empreinte matière et environnementale, biodiversité inclue, dans les limites de la planète. Ce scénario est décrit ici avec la méthode qui le sous-tend, en application au niveau national. Son usage pourrait être étendu aux territoires. L’ambition de Négawatt est aussi européenne.

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Le scénario a un objectif : réussir la transition énergétique. Il vise à fixer un cap que les politiques pourraient choisir et de montrer comment le réaliser pratiquement. Et pour cela, il propose une méthode 

Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est le scénario Négawatt ?

Le scénario a un objectif : réussir la transition énergétique. Il vise à fixer un cap que les politiques pourraient choisir et de montrer comment le réaliser pratiquement. Et pour cela, il propose une méthode : 

  • La première question à se poser :  combien d’énergie on va consommer dans tel et tel secteur, pourquoi faire, pour quels services, pour quels projets sociétaux. La transition énergétique va modifier nos comportements et nos manières de vivre. C’est cela qu’il faut projeter dans l’avenir. Ce n’est pas très simple. C’est ce qu’on essaie de faire en premier. 
  • La deuxième chose, c’est de se dire avec quelles énergies utiles, en matière de chauffage, de mobilité ? Est-ce qu’on va la réduire, l’augmenter ? 
  • Et à la fin seulement on se posera la question des sources d’énergie. Il faut sortir du débat sur les ressources primaires (pour ou contre l’hydrogène, le nucléaire, le renouvelable, …) qui ne vient qu’à la fin.

Cette approche nous permet d’avoir une vision globale et cohérente pour pouvoir voir après avec quelles ressources, quelles modifications des infrastructures on va réussir cette transition énergétique.

Quels sont les principaux éléments ou résultats de ce scénario 2021, notamment concernant l’Industrie et ses divers secteurs ?

cela impose aujourd’hui de rénover 30 millions de logements par an sur 30 ans, c’est-à-dire 1 million à 800 000 par an.

Très rapidement brossé, quand on parle de demande, on va analyser les secteurs : le bâtiment, les transports, l’industrie, l’agriculture. 

Dans le bâtiment, on ne peut pas faire autrement qu’un ambitieux programme d’innovation énergétique des logements. On pourrait choisir de ne pas être ambitieux dans cette rénovation, en reportant la solution sur le chauffage électrique. Ce n’est pas notre option, qui est d’atteindre l’objectif de 50kWh du m² par an pour le chauffage, c’est-à-dire conforme au label BBC Haute énergie. C’est très ambitieux. Mais surtout, étant donné qu’on s’y prend tard, cela impose aujourd’hui de rénover 30 millions de logements par an sur 30 ans, c’est-à-dire 1 million à 800 000 par an. En commençant par les passoirs thermiques d’avant 1975, puis plus progressivement celles qui ont été construites dans les années 80. On détaille les façons d’y parvenir. Il faut aussi une économie spécifique d’énergie qui se fera par moindre consommation d’appareils ménagers.

La deuxième chose, ce sont les transports. L’objectif est une réduction de la mobilité individuelle, par le covoiturage, par des transports adaptés, le vélo, la marche à pied, …  et beaucoup plus de transports collectifs, sauf l’avion. Le train est multiplié par deux. L’avion national est divisé par trois. Puis se pose la question de la mutation de la mobilité vers les véhicules électriques. C’est une grande transformation. Que va-t-on faire pour la voiture individuelle, puisque c’est elle qui consomme la plus grande partie de cette énergie « transport » actuellement, et qu’il faut sortir des combustibles fossiles ?  On n’a pas le choix, on a deux solutions. On fait soit de la mobilité électrique, soit du GLV, le gaz naturel, c’est-à-dire la méthanisation. La solution la plus raisonnable, c’est un mixte des deux. Il y a cinq ans, on ne voulait pas faire trop de voitures électriques, et beaucoup de GLV. Mais cela demande beaucoup de méthaniseurs. Il y a eu des résistances. On s’oriente vers des scénarii avec plus de voitures électriques. On réfléchit en amont sur les moyens de produire cette électricité.

c’est là une grande nouveauté. Nous nous préoccupons aussi des matériaux. Il n’y a pas que l’énergie en jeu et donc la décarbonation, il y a aussi la question des réserves des matériaux, des ressources minérales

Mais il y a un deuxième facteur, c’est là une grande nouveauté. Nous nous préoccupons aussi des matériaux. Il n’y a pas que l’énergie en jeu et donc la décarbonation, il y a aussi la question des réserves des matériaux et des ressources minérales, quelles proviennent du pays ou de l’étranger. Cela concerne aussi la biodiversité, la relation entre les pays producteurs en général, en voie de développement et les pays riches qui en général n’ont pas de ressources. Nous y sommes. Un scénario complet à l’électrification de la voiture nous amènerait directement dans le mur, en termes de réserves en lithium dans les batteries. 

Tout le monde ne pourra pas avoir une grosse Berline avec 600 km d’autonomie avec 250 kilos de batterie

Il faut réinventer la mobilité de demain. La mobilité d’aujourd’hui, avec l’usage quotidien et de proximité de la voiture, ne sera plus possible en 2050. Tout le monde ne pourra pas avoir une grosse Berline avec 600 km d’autonomie avec 250 kilos de batterie, on n’y arrivera pas du point de vue du lithium et du cobalt, à moins de renforcer les inégalités dans le monde. Si on veut que les pays puissent de développer correctement, il faut être raisonnable par rapport à cela. Du coup, en 2050, il faut imaginer des toutes petites citadines, 60 kilos de batterie, si on habite en ville, et louer de grosses voitures pour les longs trajets de vacances par exemple. 

Aujourd’hui, il y a une course à l’autonomie pour les batteries. Il faut développer des voitures pour chaque usage. La deuxième chose, c’est miser sur l’hybride rechargeable, et non sur le tout électrique, car la dimension et la durée de recharge des batteries est moindre. Le complément en gaz naturel doit être possible pour les véhicules à l’hydrogène. 

L’hydrogène dans notre scénario est envisagé principalement pour l’industrie, la méthanation (à distinguer de la méthanisation), c’est-à-dire la capture et le stockage du surplus d’électricité solaire ou éolien lorsque les conditions météorologiques sont favorables. Alors l’hydrogène est soit diffusé dans les réseaux, soit transformé en méthane d’origine verte, soit réutilisé après transformation en électricité. C’est la gestion du réseau électrique. L’hydrogène est aussi très présent dans l’industrie, pour la sidérurgie, pour la fabrication de l’ammoniac, dans le cadre de la fabrication du méthanol utile pour la fabrication des plastiques. On l’a retenu un peu pour les poids lourds et pour les trains, mais pas dans la mobilité individuelle, où c’est compliqué et pas vraiment nécessaire. 

Plutôt que d’avoir une politique totalement libérale (…) ou au contraire une politique autoritaire de relocalisation totale, nous proposons une stratégie industrielle (…) relocalisation en concertation avec les acteurs

Dans l’industrie, notre vision est de diminuer par deux la consommation, de passer de 380 TeraWh à 200. Il va y avoir néanmoins une augmentation de l’énergie prévue, du fait de la relocalisation partielle d’un certain nombre d’activités, et d’une augmentation de volume d’autres activités. Pas les plus énergivores, comme l’acier ou la chimie, mais dans des secteurs qui ont été oubliés dans la mondialisation, par exemple le textile. Nous sommes sensibles à ces questions de relocalisation dans ces secteurs générant un fort contenu en valeur ajoutée ou en emplois, parce que la transition énergétique, ce seront des usines qui vont fermer (par exemple dans la pétrochimie), et ce seront d’autres usines qui vont ouvrir. Par exemple la fabrication des batteries, le développement du photovoltaïque, dans lequel il ne faut plus acheter des panneaux à l’étranger. 

Plutôt que d’avoir une politique totalement libérale comme aujourd’hui, dans lequel on laisse le commerce international réguler le système, ou au contraire une politique autoritaire de relocalisation totale, nous proposons une stratégie industrielle. C’est le volet le plus politique du scénario, dans lequel on imagine une relocalisation en concertation avec les acteurs en discutant de continuité. Il y a des choses que l’on ne va pas relocaliser, comme l’électronique grand public, l’informatique, …

On vise des objectifs de réduction de la consommation dans l’économie, qui concernent d’abord la sobriété et l’économie circulaire. La sobriété qui concerne les bâtiments, les transports, avec leurs conséquences en termes de matériaux et de production industrielle. L’économie circulaire, c’est réutiliser, réparer ou augmenter la durée de vie des objets. La troisième chose, c’est le recyclage. Depuis 5 ans, il est beaucoup mieux étudié. Nous avons maintenant un gisement de déchets, avec des hypothèses bien précises sur chaque matériau de leur possibilité de recyclage. Et enfin, il y a le domaine de l’efficacité du recyclage énergétique qui reste importante avec un gisement d’économie, et une forte électrification des procédés, notamment de l’électrification des chaudières de vapeur. 

L’agriculture, c’est le programme Aster : quelle sera l’assiette alimentaire de demain ? Elle sera moins carnivore en volume, moins de lait, et davantage de fruits et légumes. Cela a des conséquences sur les cultures et l’élevage, avec la réduction des engrais azotés et des phytosanitaires au profit d’une agriculture plus biologique et de rotation de cultures. Cela entraîne des conséquences, pas très importantes en termes de consommation d’énergie, que très importantes dans l’utilisation de l’azote. 

Voilà brossée en grands traits la présentation du scénario proposé. 

Cette démarche existe depuis plus de 20 ans, et maintenant beaucoup y viennent, par exemple on parle de plus en plus de sobriété (rapport STE, ADEME). La démarche commence à rentrer dans les esprits, on parle de la demande. Dans le rapport STE, on part de l’analyse de la demande et après comment on va faire. 

Ce scénario porte-t-il une empreinte emploi et travail ? 

En ce qui concerne l’emploi, nous sommes au milieu du gué. Il est difficile de calculer les conséquences en termes d’emplois, c’est un travail d’économiste, moi, je suis physicien. On a des économistes parmi nous, mais on a surtout travaillé les emplois directs. L’industrie, ce sont des écosystèmes avec des fournisseurs, des sous-traitants, de la distribution, du commerce, … Il y a tous les emplois induits derrière. Cela fait partie des améliorations du scénario. Nous n’avons pas publié des éléments en termes d’emplois, car nous en sommes qu’à la moitié du travail, mais il permet de justifier assez bien un certain nombre de stratégies.

Pouvez-vous présenter la méthode que vous utilisez, dans les domaines de l’Industrie et des matériaux, pour construire l’empreinte carbone, l’empreinte matière et l’empreinte environnementale d’un pays ? 

L’empreinte carbone était ébauchée déjà il y a 5 ans, mais depuis on a largement avancé. L’empreinte carbone est plus difficile à réaliser, car il faut faire intervenir le mix énergétique des produits que nous importons, et concerne aussi les transports, l’agriculture, les services. Mais nous l’avons réalisée, comparée et publiée. Pour l’industrie il faut prendre en compte le mix énergétique des pays d’où les produits arrivent, et par approximation on y arrive. Pour l’agriculture, et par exemple pour le soja qu’on importe du Brésil pour nourrir les bovins, mesurer l’empreinte carbone permet de mesurer l’impact de la déforestation au Brésil, et ce n’est pas si simple. Pour les services, Il faut prendre en compte la consommation des concepteurs des produits à l’étranger, leur formation, …

L’empreinte matière tourne bien maintenant, elle suppose de regarder le recyclage dans les pays importateurs. L’empreinte matière existe pour certains produits, par exemple dans la voiture : la méthode existe déjà au niveau d’Eurostat. Elle s’appelle RME, Raw Material Equivalence, publié par la DGEC, qui explique bien les choses. La DGE donne les chiffres des biens de consommation entrants et sortants en France, sous forme de tableurs. On s’est beaucoup appuyé sur ces travaux pour réaliser l’empreinte matière. 

Comment mesurer globalement l’empreinte environnementale ?

Peut-on l’identifier à partir de la connaissance de la production, pour tels ou tels pays, territoires, groupes d’industrie ? 

Il y a plusieurs empreintes, l’empreinte matière, l’empreinte carbone, l’empreinte biodiversité (…) On peut aussi les agréger tous dans une empreinte dite de surface globale avec des indicateurs qui tiennent compte de tout cela.

Il y a plusieurs empreintes, l’empreinte matière, l’empreinte carbone, l’empreinte biodiversité … Il existe des indicateurs sur la biodiversité, mais c’est un sujet complexe et on risque en agrégeant ces indicateurs de faire passer à la trappe des sujets très importants. 

On peut aussi les agréger tous dans une empreinte dite de surface globale avec des indicateurs qui tiennent compte de tout cela. On parle d’hectares globaux. On dit que notre empreinte a dépassé le potentiel de la biosphère, sa capacité à maintenir la biodiversité, à partir de 1986. On dit qu’il faudrait 1,7 planète au niveau global. On pourrait le faire à différentes échelles, nationale, régionale. Mais cela a ses limites. Déjà donner l’empreinte matière et l’empreinte carbone, c’est déjà énorme. 

Je serai pour une évaluation des puits de carbone au prorata des populations. On a droit à 1% des puits de carbone 

Par rapport aux puits de carbone, en France on émet 470 millions de tonnes de CO2 et notre empreinte carbone est un peu inférieure, du fait de la forêt en extension.  Mais il ne s’agit que de la forêt française, et on évalue pas du tout l’influence sur les puits de carbone à l’étranger. D’autre part les puits de carbone, ce sont aussi les océans. Ce ne sont là ni les eaux territoriales françaises, britanniques ou autres. Je serai pour une évaluation des puits de carbone au prorata des populations. On a droit à 1% des puits de carbone des océans, de même à 1% des puits de carbone des forêts, sachant que la forêt amazonienne est un bien commun de l’humanité, désolé pour les amazoniens et encore plus pour leur Président. Sinon, on va vers des inégalités très fortes. Si on parle uniquement de l’empreinte nationale, l’Arabie saoudite qui vit dans un désert n’arrivera jamais à l’empreinte nationale. Il serait temps de mutualiser, sinon en rentre dans une guerre de tranchée nationale. Mais je m’exprime à titre personnel. A Négawatt, on dit qu’on couvre l’empreinte carbone en 2050.