Inégalités hommes – femmes Remettre en cause les normes culturelles « explicatives et justificatives »
Pauline Grosjean, Professeure à l’Université de Nouvelles Galles du Sud à Sydney, autrice de 
« Patriar-capitalisme » (édition du Seuil)

Quelles sont les causes des inégalités économiques entre hommes et femmes dans le monde actuel ? Quel rôle joue la culture sur les identités données aux genres ? Comment cette cause première se reflète-t-elle sur la structure économique ? Comment celle-ci en retour renforce-t-elle les normes sociétales et culturelles « expliquant », « justifiant » ces inégalités et ce système de domination des hommes ? Ce sont les questions que se pose Pauline Grosjean ici et dans son ouvrage passionnant.

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Quelles sont les réalités des inégalités entre les hommes et les femmes dans les pays occidentaux, industrialisés, riches, éduqués et démocratiques ? Comment expliquer leur diminution dans les années 70 puis 80, puis leur régression depuis une vingtaine d’années ?

L’écart salarial entre homme et femme se situe autour de 15% en France, c’est à dire que pour chaque euro gagné par un homme, une femme touche 85 centimes. Si l’on se concentre uniquement sur ce problème, qui est assez représentatif de la question des inégalités, on constate, en observant l’évolution des statistiques, que l’écart salarial a effectivement fortement baissé dans les années 80 pour finalement stagner à partir du milieu des années 90. Il est aussi intéressant de constater qu’en parallèle, ce sont les inégalités économiques en général qui se sont creusées : c’est la fin des gros progrès socio-économiques en matière d’égalité de revenu entre les différentes professions.

(…) les femmes sont par contre sur-représentées dans les métiers précaires (…)

Je me suis personnellement beaucoup intéressée à cette question de l’inégalité dans les métiers les plus rémunérateurs. On constate à ce niveau-là une transformation depuis quelques années notamment avec le développement ce que l’on pourrait appeler les métiers “extrêmes”, c’est à dire où le temps de travail au sein de ces professions a explosé : il n’est pas rare d’atteindre 80h par semaine, ce qui n’était pas le cas avant. D’après les économistes qui se sont penchés sur cette question, cela serait lié à un à un phénomène d’aplatissement des hiérarchies dans les entreprises. Dans le passé, on commençait en bas de l’échelle puis on gravissait lentement les échelons, notre paie augmentait progressivement, et on arrivait finalement à l’échelon le plus haut peu avant la retraite. Aujourd’hui, on peut constater qu’il y a beaucoup moins de niveaux intermédiaires qu’avant, qu’il y a de plus en plus de personnes qui travaillent en bas de l’échelle et que les places sont rares au sommet de la hiérarchie des entreprises qui comptent souvent très peu de managers. Ces managers travaillent par conséquent beaucoup plus et sont de mieux en mieux rémunérés. Dans notre société, avec les normes sociales telles qu’elles existent encore à l’heure actuelle, cette nouvelle configuration est incompatible avec l’égalité homme femme, dans le sens où il est impossible de travailler 80 heures par semaines lorsque l’on a des enfants dont on doit s’occuper, ce qui reste encore aujourd’hui majoritairement le rôle de la femme. Les statistiques le montrent d’ailleurs : il n’y a que 20% de femmes dans les métiers les mieux rémunérés (top 5% des rémunérations) aux États-Unis. En France, la probabilité pour une femme d’accéder a ces métiers est 40% de celle d’un homme.
En parallèle on peut aussi constater que les femmes sont par contre sur-représentées dans les métiers précaires, dans le service ou la restauration par exemple, qui sont de moins en moins couverts par des syndicats, ce qui limite grandement les chances d’accéder à des avancées salariales.

On sait qu’il existe des explications traditionnelles apportées par les sciences sociales en réponse à cette problématique de l’inégalité entre les genres. Pouvez-vous nous en parler ?

Ces explications traditionnelles à la différence de salaire entre les hommes et les femmes données par les économistes sont liées à ce qu’on appelle le capital humain. Il est constitué d’une part de l’éducation et de l’autre de l’expérience, c’est à dire du savoir accumulé spécifique à une activité. Il s’agit là des deux déterminants d’après les vieux modèles, et effectivement ces deux facteurs peuvent expliquer beaucoup de choses jusque dans les années 70/80. Jusque-là, il est vrai que les femmes étaient généralement moins éduquées que les hommes et qu’elles avaient surtout moins d’expérience qu’eux puisque les femmes mariées (du moins blanches et privilégiées) ne travaillaient pas ou peu, et encore moins si elles  avaient des enfants. Il y a néanmoins à ce niveau un retournement de situation dans les années 80 qui montre bien que ces facteurs mis en avant par les sciences sociales ne suffisent pas à expliquer les écarts salariaux qui ont malgré tout continués à exister : les femmes deviennent plus éduquées que les hommes (en France, plus de femmes sont diplômées de l’université, dans le domaine tertiaire). En parallèle, le mariage n’est plus un obstacle au travail tout comme la naissance d’un enfant, en théorie du moins, grâce à la mise en place de congés maternité. On constate en réalité que cette interruption, même courte, demeure associée à une grosse chute de revenu. Finalement, aujourd’hui, la naissance d’un enfant représente toujours une pénalité au niveau de la carrière mais qui ne touche que les femmes. Avec ce constat, on en vient bien sûr à se poser la question de la répartition des taches au sein du foyer mais aussi de la discrimination au travail. J’ai réalisé une expérience randomisée dans le milieu universitaire qui mettait en scène deux actrices, dont l’une portait un faux ventre. Les évaluations de celle-ci, de la part des étudiants, sont 20% moins bonnes que celles de l’autre femme. En outre, il est évident que le choix de l’activité professionnelle, ainsi que la rémunération de ces activités, n’est pas indépendant de la représentation que l’on a des valeurs associées au genre.

Justement, en science sociale, les liens entre cause et effet sont complexes, car l’effet joue lui aussi un rôle en retour sur le système des causes, en les renforçant. Qu’en pensez-vous ?

L’identification des causalités est en effet fondamentale par rapport à cette question. Il y a deux grandes catégories de méthode pour identifier un effet causal : les expériences randomisées, assez difficiles à réaliser, ou les expériences naturelles. Je donne dans mon livre l’exemple du recrutement des musiciens de l’orchestre symphonique à l’opéra. Les auditions été d’abord réalisées en face du jury, puis derrière un rideau. Dans ce deuxième cas de figure, les chances de recrutement pour une femme augmentent de 10%. On peut aussi prendre l’exemple de la colonisation en Australie qui a créé un fort déséquilibre en terme démographique en installant sur le territoire beaucoup plus d’hommes que de femmes, et qui a causé un choc sur les normes culturelles, que l’on peut évaluer notamment avec les choix d’activité professionnelle, la participation des femmes au marché du travail et leur rémunération. Par rapport aux expériences randomisées, ou contrôlées, on peut évoquer celle des faux CV qui permet d’identifier les phénomènes de discrimination à l’embauche ou l’impact de la maternité ou de la paternité sur les salaires de départ par exemple.

Les normes culturelles, que vous avez évoquées, semblent être les causes premières des inégalités entre les hommes et les femmes…

 L’image de l’homme qui serait plus doué en science est une croyance d’ordre culturel (…)

On est face ici au problème, qui est fondamental, des stéréotypes de genre, qui s’autoréalisent et se perpétuent et on voit bien que l’aspect social, culturel, joue un rôle déterminant  (…)

Si l’on revient aux explications données en réponses à ce problème par les économistes, l’éducation et l’expérience, et si l’on constate qu’elles ne devraient plus jouer de rôle aujourd’hui, il est malgré tout intéressant d’observer ce qu’elles mettent en lumière. D’abord, les choix en matière d’éducation ne sont pas les mêmes pour les hommes, qui se dirigent plus vers des domaines scientifiques, et pour les femmes, qui vont davantage dans des filières littéraires, et ce premier choix est déjà associé à des écarts de rémunération. L’image de l’homme qui serait plus doué en science est une croyance d’ordre culturel, d’ailleurs lorsque l’on observe par exemple les écarts de notes en mathématiques entre les filles et les garçons, on voit qu’il est corrélé au degré de sexisme du pays, que l’on peut mesurer avec différentes études, mais aussi que cet écart de note est plus important dans les familles où la mère est au foyer.
En outre, on s’aperçoit qu’avoir une carrière à succès, loin d’être la garantie d’un mariage heureux, peut être justement un frein au mariage tout court pour les femmes. Des études réalisées par des chercheurs aux Etats-Unis sur les étudiants considérés comme les futurs leaders du business et de la finance montrent que les femmes n’ont pas moins d’ambition que les hommes, mais qu’elles affichent beaucoup moins cette ambition, surtout lorsqu’elles sont célibataires : elles ont intégré, intériorisé que ce n’est pas ce que l’on attend d’elles. D’autres études portant sur la négociation salariale montrent que les femmes demandent beaucoup moins d’augmentation de salaire pour elles-mêmes que les hommes, mais qu’il n’y a plus de différence lorsqu’il s’agit de négocier pour quelqu’un d’autre. Ce n’est donc pas une question de timidité mais bien de se mettre soi-même en avant. On est face ici au problème, qui est fondamental, des stéréotypes de genre, qui s’autoréalisent et se perpétuent et on voit bien que l’aspect social, culturel, joue un rôle déterminant au niveau des inégalités entre les hommes et les femmes.

(…)ces normes de genre ne remontent pas à la “nuit des temps”. 

 

Évolution des écarts entre salaires homme et femme selon l’âge

Contrairement à ce qui est communément admis par notre société, ces normes de genre ne remontent pas à la “nuit des temps”. De plus, l’histoire de nos sociétés est ponctuée de chocs divers qui les font évoluer, les transforment, en changent l’équilibre. Ces chocs représentent autant d’expériences naturelles qui mettent en lumière des relations de causalité qu’il est intéressant d’étudier. La première guerre mondiale, par exemple, parce qu’elle a induit un important déficit d’hommes, constitue un choc démographique à l’origine d’une augmentation à long terme de la participation des femmes au marché du travail en France. On observe à ce moment-là un effet de transmission inter et transgénérationnelle. Les femmes se rendent comptent qu’elles peuvent travailler tout en élevant leurs enfants, ce qui paraissait inconcevable dans le passé, et transmettent cette nouvelle vision aux enfants de leur foyers, ainsi qu’au reste de la société dans laquelle elles évoluent. Ces phénomènes sociaux d’imitation impactent durablement l’équilibre de ces normes culturelles en les réajustant.
Cependant, le système évolue aussi pour maintenir des privilèges. Par exemple, la programmation en informatique était initialement un domaine plutôt féminin car il était considéré comme facile, et demandait d’être organisé, qualité que l’on associe à la femme. Les grandes avancées technologiques qui ont conduit à une augmentation de rendement de ces technologies ont cependant créé une espèce de déplacement au sein des emplois de ces secteurs, qui sont aujourd’hui occupés principalement par des hommes.

Vous indiquez que dans le mouvement de lutte pour l’égalité le droit doit advenir pour consolider et généraliser les avancées. Dans l’étape actuelle et en France, quels types de lois pourraient considérablement aider à faire basculer les situations ? Quels seraient les changements à opérer, à un niveau juridique, pour faire avancer cette question ?

Le problème aujourd’hui c’est que ces quotas ne sont mis en place qu’au sommet des hiérarchies ce qui ne peut pas suffire à régler le problème (…)

Il faut penser l’égalité  à tous les niveaux hiérarchiques, et comment la préparer en amont, c’est à dire déjà au niveau de l’éducation (…)

En effet, toutes les inégalités que l’on voit s’accumuler ne vont pas se résoudre d’elles-mêmes. Le changement culturel à l’œuvre aujourd’hui, s’il est bien sûr positif, n’est pas suffisant : il est nécessaire d’opérer un changement d’ordre plus structurel. En cela, je pense que le système des quotas, s’il doit prendre en compte certaines réalités, peut permettre des avancées importantes. Le problème aujourd’hui c’est que ces quotas ne sont mis en place qu’au sommet des hiérarchies ce qui ne peut pas suffire à régler le problème, d’autant que les études montrent que les femmes qui siègent dans les conseils d’administration, par exemple, ne sont pas des femmes lambdas : elles sont moins susceptibles d’être mariées, ont moins d’enfants et ont fait d’importants sacrifices pour leur carrière. Il ne s’agit pas là d’une représentation des femmes dans leur ensemble et ne peuvent donc pas être les ambassadrices de toute la cause féminine. Il faut penser l’égalité  à tous les niveaux hiérarchiques, et comment la préparer en amont, c’est à dire déjà au niveau de l’éducation, à la maison et au sein des écoles.
On peut voir une autre démonstration de inégalités entre hommes et femmes dans le travail avec le problème du harcèlement sexuel. Il y a aussi des choses à mettre en place à ce niveau-là. Un index sur la rémunération salariale, qui oblige les entreprises à publier leurs données sur cette question, est actuellement développé en France. Je pense qu’il faudrait étendre ce principe aux données qui concernent le harcèlement, ce qui permettrait déjà de comprendre mieux la réalité de ce problème. Actuellement il n’y a aucune volonté politique réelle d’avancer dans cette direction, on peut même observer qu’il existe toute une structure organisationnelle au niveau des ressources humaines des entreprises pour couvrir ces cas de harcèlement sexuels, qui sont symptomatique du problème plus général de l’inégalité homme femme.

 Pouvez-vous nous parler du choix du nom de votre livre, Patriar-capitalisme ?

Le but de mon ouvrage était de démontrer les interactions entre les normes sociales et les inégalités économiques, comment les unes façonnent les autres, et mettre en lumière les mouvements de retour à l’œuvre au sein de cette problématique. Il ne s’agit pas ici de dire qu’un autre système économique conduirait à moins d’inégalités, mais de montrer que le capitalisme dans lequel nous évoluons, à cause de tous les facteurs que j’ai évoqués ici et dans le livre, est caractérisé par un pouvoir politique, économique et social qui bénéficie aux hommes de manière de disproportionnée, et qui est associé à des inégalités de revenu qui pénalisent les femmes.

Comment voyez-vous le chemin qui pourrait aboutir à l’égalité ?

Je pense que le chemin de l’égalité entre les hommes et les femmes est inéluctable, ce qui ne veut pas dire qu’il ne sera pas semé d’embuches et de chocs réactionnaires. Le féminisme aujourd’hui n’est plus un gros mot comme il pouvait l’être lorsque j’étais plus jeune. Les prises de conscience des jeunes générations, autant chez les hommes que chez les femmes, font que selon moi un retour en arrière n’est plus possible. J’ai foi en la capacité des hommes à “call out”, à interpeller sur la présence des inégalités et à en faire, progressivement, quelque chose d’inacceptable au sein de notre société.


Propos recueillis par Didier Raciné 

Rédacteur en chef d’Alters Média