
Bruno Latour – Philosophe, sociologue, anthropologue Auteur de plus de trente ouvrages, dont Face à Gaïa : Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, et Où atterrir ? : Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017
L’intervention de Bruno Latour qui est reproduite ici a été prononcée lors d’un Séminaire du Think Tank Alters et de la revue Alters Média avec le Collectif « Où atterrir ? » et le cabinet Prophil, le 10 juin 2022
Il y décrit ce que pourrait être, dans le monde de l’économie, cet atterrissage, cette transformation collective que nous vivons. Il présente un dispositif, une voie possible, basé sur la description plus que sur le calcul, pour le faciliter.
Les concepts clés « d’atterrissage », de « faire re-rentrer dans les comptes », d’« économisation », de « relations où la dernière chose que l’on veut, c’est justement être quitte », de « description », de « classe écologique » et de « territoire où l’on vit et dont on vit »… sont introduits pour engager le débat.
« Atterrir, c’est s’enfouir, chercher à sentir où l’on est, c’est chercher à prendre en compte les circonstances de plus en plus compliquées des mutations. »
Je suis heureux de m’exprimer devant vous : c’est l’occasion de lier ce que j’ai fait pendant 25 ans à l’École des Mines (le développement de la sociologie de l’innovation, avec Michel Callon, dont le fruit a été ce que l’on a appelé la sociologie de l’Acteur-Réseau), avec le travail fait plus tard à Sciences Po, qui posait la question de que faisons-nous sur Terre. C’est-à-dire la question de l’écologie.
« La comptabilité ne compte rien, elle performe les relations entre les gens et les choses, crée les possibilités de compter. »
Atterrir, c’est prendre en compte les circonstances des mutations !
Le premier débat que je voudrai lancer concerne le terme de « transition » auquel je préfère celui d’« atterrissage ». Quand on transite, on se déplace d’un monde à un autre, or ce n’est pas ce qui va se passer dans ces développements autour de la notion d’écologie et de résilience. Le terme d’atterrissage désigne autre chose : on ne se déplace pas, on prend en compte beaucoup de choses qui avaient été négligées ou dont on ignorait l’importance. Par exemple, la température de l’atmosphère, dont on voit maintenant qu’elle rentre dans toutes les activités.
Le danger du terme de « transition », c’est de donner un faux espoir. Dans un article au Monde1, Jean-Baptiste Fressoz rappelait que le terme de transition énergétique a été inventé dans les années 1950 par les nucléaris- tes pour « cacher la crise, masquer la persistance des systèmes anciens et sous-estimer la transformation à opérer ». L’apparition d’une nouvelle énergie ne provoque pas sa substitution aux autres énergies, mais l’addition de celle-ci aux anciennes. Le nucléaire n’a pas fait diminuer la consommation de pétrole ou de gaz. La transition est un rêve moderniste qui perpétue l’idée d’aller de l’avant, or il ne s’agit pas « d’aller de l’avant ». Atterrir, c’est s’enfouir, chercher à sentir où l’on est, c’est chercher à prendre en compte les circonstances de plus en plus compliquées des mutations.
« L’économisation, ce n’est pas pareil que l’économie : l’économisation demande un énorme travail et appareillage pour nous transformer en agents économiques. Car nous ne sommes pas spontanément des agents économiques. »
L’anthropologie de la comptabilité, de la prise en compte, a été un des grands travaux menés à l’École des Mines avec Callon. Il a été très compliqué (notamment aux départements de gestion) de trouver les outils, l’appareillage, les dispositifs qui permettent de rendre les pratiques calculables, de rendre compte du cours de l’histoire. Or c’est cela qu’atterrir veut prendre en charge !
C’est un énorme travail de performation des relations entre les gens et de leurs rapports avec les choses, c’est rendre possible parce que visible, ces relations. La comptabilité ne compte rien, elle performe les relations entre les gens et les choses, crée les possibilités de compter. Avant que n’apparaisse la comptabilité en partie double, personne n’avait en tête l’idée de faire des bilans. Le bilan n’est pas un miroir : rendre compte, c’est définir ce qui rentre dans les comptes et ce qui n’y rentre pas, qui est responsable, et c’est cela qui rend possible la réalisation du bilan.
Cet appareil de discipline (au sens de Michel Foucault) et de visualisation n’est pas une description des états du monde. L’anthropologie de la comptabilité est d’une grande importance car elle permet de restituer aux entreprises, à l’État, les relations des uns avec les autres, mais avec l’idée, introduite par Karl Polanyi dans La grande transformation dès 1945, que ces rapports (même dans les entreprises) ne sont jamais des rapports économiques. Ils ont été « économisés », comme l’a précisé Michel Callon.
L’économisation, ce n’est pas pareil que l’économie : l’économisation demande un énorme travail et appareillage (dont fait partie la comptabilité), pour nous transformer en agents économiques. Car nous ne sommes pas spontanément des agents économiques : l’idée que depuis l’homme préhistorique, depuis les premiers outils, nous serions « des agents économiques », calculant nos actions en fonction de nos intérêts, est évidemment une idée absolument absurde (même si c’est le fond de travaux de quelques économistes). L’économie n’est pas une bonne description du monde ou de l’entreprise, mais la performation, l’imposition d’un certain type de relations, malgré l’évidence que ces relations ne sont pas économiques. Et on le voit bien, par exemple lorsque l’on parle de résilience, parce que la résilience n’est pas un terme inclus dans la définition de la société au sens de l’économie. On rajoute petit à petit dans les relations une multitude de choses qui font qu’elles commencent à ressembler à des rapports anthropologiques.
« L’économisation, c’est la capacité de traiter les relations avec les intimes comme avec les étrangers selon l’expression « nous sommes quittes ». »
L’illusion que les rapports anthropologiques ont été éliminés dans l’économie au moment où arrive l’économie dite moderne, est une idée qui ne résiste pas à l’expérience. Il a fallu toute la période de la fin du XVIIIe à la fin du XIXe pour rendre, faire être, les sujets collectifs. Par exemple, Callon a publié un article sur Amazon où il montre tout le travail d’économisation d’Amazon : tous les produits sont identifiés, évalués, enregistrés dans les machines pour qu’il ne suffise que d’un clic, pour que le lendemain, ils arrivent chez le client. Mais où il montre que, dans ce process, Amazon supprime, interdit, oblitère tout le reste de la planète. A contrario, l’exigence pour être une entreprise à mission ne ressemble pas à grand-chose de ce que l’on exigeait de l’entreprise du XIXe siècle en termes d’appareillage comptable, de dispositifs de cadrage des intérêts et de protection du sujet.
Économiser, c’est distinguer ce que l’on va ou non prendre en compte et ce que l’on va traiter. Et c’est l’objet de la grande protestation qu’a exprimée Karl Polanyi dans son livre La grande transformation, contre des modes d’action qui traitent les gens et les choses comme des étrangers, comme des choses. L’économisation, c’est la capacité de traiter les relations avec les intimes comme avec les étrangers selon l’expression « nous sommes quittes » : ce qui est un scandale ! Nous traiter comme des étrangers, c’est comme si les parents demandaient à leurs enfants de leur rembourser les frais de leur éducation. Mais c’est ce qui s’est passé en Angleterre, et en Écosse, dans une grande violence, avec la fin des enclosures lorsque brusquement les grands propriétaires, les Landlords, ont viré les tenanciers de leurs maisons et des terres communes en disant « nous ne vous devons rien, nous sommes quittes, nous prenons les terres dont nous avons besoin pour élever les moutons ». Performer l’économisation, cela se fait avec une grande violence.
Ce qui est très intéressant dans ce que vous essayez de faire…
Or ce qui est très intéressant dans ce que vous essayez de faire, c’est de faire re-rentrer dans les comptes (sous des noms divers société à mission, territorialisation), ce que l’économisation a mis de côté, externalisé comme on dit. Et ce qui s’est passé dans les Highlands écossais, est un moment très important dans l’histoire de l’économisation, avec des arguments théologiques : l’Église s’est beaucoup intéressée à ce moment, « se sentir quitte » étant évidemment une forte définition du péché (St Thomas). La Chaire des Bernardins qui travaille sur ces sujets en témoigne, qui suit la mise en place d’appareils de comptabilité différents que ceux de l’économisation.
Cet énorme domaine bascule du fait de la crise écologique, en même temps que l’évidence que l’on n’aurait que des « relations économiques ». Et ce que l’on cherche à prendre en compte, ce qui remonte, c’est que nos relations sont des relations anthropologiques, où la dernière chose que l’on veut, c’est justement « être quitte ». Les relations normales (celles de la plupart des cultures de l’ère pré moderne) visaient à éviter, à rendre impossible d’« être quitte ». Chaque transaction devait rendre impossible de rendre, de payer, de re rentrer dans des tas de dépendances.
Reterritorialiser l’économie d’une ville, d’une entreprise, cela veut dire redevenir en partie associé à ce monde anthropologique dont on a cru s’arracher dans la parenthèse du monde économique moderne. Et cette parenthèse se ferme du fait de la mutation climatique, parce que le monde « où l’on pouvait se rendre quitte », n’a plus de sens. Tout le monde cherche, soit à réintégrer le territoire, la socialité des ouvriers, ou les problèmes « humains » (en fait anthropologiques).
« On cherche à prendre en compte ce que nos relations sont des relations anthropologiques, où la dernière chose que l’on veut, c’est justement « être quitte ». »
Les classes écologiques et la question de l’atterrissage
Prenons par un autre biais le problème de l’atterrissage : celui des classes écologiques. Dans un petit Mémo2, nous nous sommes questionnés sur l’étonnant écart entre la conscience universellement partagée maintenant du changement du climat et de l’urgence à y répondre, et l’extraordinaire lenteur avec laquelle on arrive à faire entreprises et de l’État, et notre profonde difficulté à imaginer un État écologique.
« Existe-t-il une nouvelle classe qui serait marquée par la notion de territoire ? »
Nous nous sommes posés la question : existe-t-il une classe écologique ? Dans son livre Sur le processus de civilisation, Norbert Élias cherche comment la bourgeoisie est arrivée à remplacer l’aristocratie3 dans les imaginaires des pouvoirs, du progrès, de la modernisation, entre le XVIe et surtout les XVIIIe et XIX e siècles. Jusqu’à la guerre de 1914, c’est encore l’aristocratie qui, s’appuyant sur la guerre, dirige l’Etat de la plupart des pays européens.
Existe-t-il une nouvelle classe qui serait marquée par la notion de territoire, notion qui fait irruption sur tous les sujets, mais qui n’avait aucun sens auparavant : quand de Gaulle parle d’aménagement du territoire, il ne s’agit pas du tout de cette notion de territoire territorialisé que révèle de nos jours la notion d’atterrissage. Il ne s’agit pas non plus de la classe définie par les relations capital-travail, les questions sociales, comme au XIXe et début XXe siècles.
Il s’agit d’une classe qui s’intéresse au territoire, et principalement à la raison d’être d’une civilisation, au sens de Norbert Élias. Or la classe bourgeoise est incapable de faire basculer l’économie : elle a failli et même plus trahi. Qu’il s’agisse des États-Unis, de la Grande-Bretagne du Brexit, et partiellement de la France, ses positions sont, au fond, que la démocratie, l’État-providence, la social-démocratie c’était bien avant, mais que cela ne peut plus se faire. Elle ne croit plus en la possibilité d’embarquer les classes populaires. Les illibéraux s’efforcent de détruire l’indépendance de la Presse, de la justice, de vider la politique de toute sa substance. Ce sont là des signes de la disparition de toute ambition d’un process de civilisation. Chacun à sa version : l’Angleterre est dans une version aristocratique, mais il y a aussi la clownerie Elon Musk avec son projet de développement moderne d’envoyer un million de personnes sur Mars ! Tout cela est complètement passé, irréaliste !
D’où à nouveau la question de l’existence d’une classe écologique capable de relever le défi, d e d ire son ambition, de dire à la bourgeoise : vous ne croyez pas vous-même à votre définition du progrès, de la reprise économique… Vous êtes incapables de répondre à ce qui va nous arriver devant le risque écologique. Nous, nous proposons un chemin, des services, nous entrainons les classes populaires.
Mais l’échec des Verts en France (moins de 5 % aux élections présidentielles) a traduit le faible niveau de la montée de la classe écologique, mais l’atonie de la campagne des législatives prouve aussi que personne ne peut définir ce que peut être l a modernisation : l’arrivée du territoire, de la résilience, la remontée des questions de l’anthropologie ne sont pas résumées dans un récit qui intéresse les gens. Je crois que le monde de l’écologie (au sens large) a le potentiel de dire : les rationalistes, ce sont nous qui portons le sens de l’histoire, de la justice sociale, le sens des capacités de développement, la reterritorialisation, les interrogations de l’anthropologisation des relations, la comptabilisation écologique et la prise en compte des êtres et choses que nous n’avons pas négligés…
« Il faut un dispositif : une voie possible, c’est que chacun d’entre nous définisse un projet où il peut être engagé, ce qui demande une opération non pas de calcul, mais de description. »
Le Territoire et la description sont au cœur de l’atterrissage
Nous avons présenté le cadre général, mais nous devons présenter les exercices qui permettent d’approfondir ce cadre : dans ce mouvement de re-territorialisation, que veut dire « décrire un territoire de l’intérieur » ? L’atonie des élections est un symptôme de la difficulté de savoir où et quand on est : situer dans le temps et dans l’espace est un vrai problème. Exemple : l’agriculture modernisée se décrit en l’agriculture que l’on disait traditionnelle !
Où atterrir ? C’est moins un mouvement vers l’avant que vers le bas. Nous pressentions que la notion de territoire allait devenir centrale, mais il manquait un dispositif pour saisir le territoire par un bout solide qui permette de redonner des capacités d’agir. Si on ne sait pas décrire son territoire, on ne sait pas définir ses intérêts, on ne sait pas se situer par rapport à des situations pratiques, identifier ses alliés e t ses adversaires, ni être représenté par un parti. Or l’atonie des élections sans enjeux n’est que provisoire ! La politique n’a pas disparu pour toujours.
Il faut un dispositif : une voie possible, c’est que chacun d’entre nous définisse un projet où il peut être engagé, ce qui lui tient à cœur. Cela peut être un projet technique, d’organisation, de définir u n axe nouveau pour son entreprise, pour Alters, relier des acteurs… L’important, c’est que cela soit le vôtre et qu’il rencontre les états du monde, qu’il rentre dans un écosystème, ce qui demande une opération non pas de calcul, mais de description : de même que l’économisation avait un caractère performatif mais pas descriptif, de même la description des projets s’appuyait sur le calcul et non sur la description.
Quand on atterrit, on fait rentrer le projet dans un territoire, on se donne des capacités de description. L’économie, le calcul ne permet pas d’initier un projet : peut-être de faire un bilan final, sans doute m ais pas de l’initier ! Franck Cauchois (grand sociologue de la consommation) a proposé la notion de Qualcul pour que l’on puisse rajouter les notions de qualité, de description à l’évaluation d’un projet : pour lui, les projets étaient plus proches de l’introduction d’un ours dans les Pyrénées, qu’au lancement d’un objet dont on peut calculer la trajectoire, précisant ainsi la multitude des facteurs intervenant dans un projet en général, que l’on ne peut « calculer ».
Et dans le projet dans lequel vous vous êtes engagés, la première question est : quel est le monde dans lequel on rentre, quelle est la complexité des adversaires et des alliés ? La tendance quand on avance dans un projet est de décrire un monde très peu réaliste, dans lequel les êtres sont mal décrits. La difficulté d ans un projet d’atterrissage sur les sujets qui sont les vôtres est de commencer à faire une description qui ne va pas s’appauvrir, mais au contraire s’enrichir de la complexité de l’écosystème et du projet lui-même.