
Les problématiques de la guerre nucléaire n’avaient pas disparu au cours des 75 ans de paix relative qu’a connu l’Europe depuis 1945 ; mais elles ne nous paraissaient pas actuelles, cruciales, du moins au plus grand nombre.
L’agression de l’Ukraine par le régime de Poutine et les menaces de guerre nucléaire qu’il a émis dès le 24 février ont remis toutes ces questions dans la conscience de chacun. C’est pourquoi il est absolument nécessaire de questionner Benoît Pelopidas, dont le livre Repenser les choix nucléaires pose clairement la question du désarmement nucléaire au niveau mondial et, plus largement, des politiques nucléaires possibles et de ce qui les justifie.
Une interdiction des armes nucléaires au niveau mondial aurait une portée extrêmement large, porteuse d’un esprit de paix et de changement d’époque, comme l’a été l’abolition de la peine de mort maintenant très majoritaire sur la planète.
Benoît Pelopidas
Chercheur au CERI (Sciences Po/ CNRS) et au CISAC de l’Université de Stanford, auteur de Repenser les choix nucléaires, La séduction de l’impossible, Les Presses de SciencesPo, 2022. Benoît Pelopidas est fondateur du premier programme de recherche indépendant sur les questions nucléaires en France, financé exclusivement sur la base de la reconnaissance académique des travaux menés et refusant tout financement produisant un conflit d’intérêts, que ce soit parce qu’il provient de fabricants d’arsenaux nucléaires, de ministères de la défense d’États dotés d’armes nucléaires ou de militants anti- nucléaires. Il est lauréat de plusieurs prix académiques internationaux et d’un des financements les plus compétitifs d’Europe : un ERC Starting Grant.
Avec la guerre en Ukraine et les menaces du pouvoir russe, comment se posent les questions de la guerre et des risques nucléaires ?
Il est encore tôt pour tirer des leçons de cette guerre. On peut néanmoins observer que le pouvoir russe emploie la menace nucléaire pour dissuader l’Occident d’aider les Ukrainiens. En outre, on peut d’ores et déjà observer qu’elle nous confronte à trois types de vulnérabilités liées à la technologie nucléaire, soit trois possibilités de catastrophe : une liée aux centrales, une à l’emploi d’armes nucléaires et une à la leçon que nous en tirerons.
La possibilité d’explosions nucléaires demeure : non pas sous forme d’explosion d’armes stationnées en Ukraine – il n’y en a plus depuis 1994 – mais du fait de la possibilité d’emploi d’armes tactiques dans l’espoir de terminer une guerre dans laquelle la Russie se verrait perdante ou du fait d’une escalade non désirée entre la Russie et l’OTAN, dont le risque augmentera si les troupes russes arrivent aux frontières de l’alliance. En effet, leur appui aéroporté risque dès lors de violer l’espace aérien d’un des États de l’OTAN. Des documents militaires russes prévoient la première possibilité. La similitude entre les conditions dans lesquelles l’emploi d’armes nucléaires russes est considéré dans un document intitulé Principes fondamentaux de la politique de l’État sur la dissuasion nucléaire, publié en juin 2020, et l’un des motifs de l’invasion invoqué dans le discours de Vladimir Poutine le 23 février – une menace contre « l’existence même de l’État » – ouvre une possibilité d’emploi d’armes nucléaires tactiques ou d’un tir de démonstration. S’il peut s’agir de gesticulation, supposer l’impossibilité d’un tel événement est indûment optimiste. Face à une frappe de ce genre, il n’y a pas de protection.
Même si nous évitons une catastrophe nucléaire, une catastrophe politique et épistémologique serait de reproduire l’illusion de la protection ou l’oubli des vulnérabilités nucléaires. Au contraire, nous devons reconnaître que les succès de la dissuasion et de la sûreté nucléaires ne seraient que deux explications possibles de l’issue non-nucléaire de cette guerre comme des crises passées. Elle pourrait aussi avoir été causée par des facteurs indépendants ou incompatibles avec le succès de la dissuasion nucléaire et des pratiques de sûreté dans les centrales nucléaires. Certains de ces facteurs, que nous avons appelés « la chance », s’appliquent déjà à une série de cas historiques, très probablement incomplète puisqu’elle s’appuie quasi-exclusivement sur des archives britanniques et américaines alors que les autres États dotés restent opaques sur leur passé nucléaire. Il suffirait donc qu’un cas de chance émerge dans l’un des sept États opaques pour que mon estimation du rôle de la chance dans l’évitement des explosions nucléaires non désirées jusqu’à présent se révèle une sous-estimation.
« La possibilité d’explosions nucléaires demeure du fait de la possibilité d’emploi d’armes tactiques ou du fait d’une escalade non désirée. »
Votre livre rappelle que le 22 janvier 2021 le Traité sur l’Interdiction des Armes Nucléaires (TIAN) a été ratifié par cinquante États, après avoir été adopté par 122 États en 2017, mais par aucune des puissances actuellement dotées de telles armes (et donc pas par la France). Il rappelle aussi la nature du Traité de Non- Prolifération Nucléaire (TNP), conclu en 1968, qui a été ratifié par les possesseurs de telles armes.
Le TIAN manifeste des désaccords profonds sur le rôle des armes nucléaires. Ce traité résulte d’une impatience d’un grand nombre d’États parties au Traité de Non-Prolifération qui observent après 50 ans que l’obligation de désarmement nucléaire des États dotés n’a pas été tenue et que tous entament des programmes qui aboutissent à ne pas la tenir dans le prochain demi-siècle ou plus. Le traité d’interdiction des armes nucléaires et la coalition d’États membres révèlent un clivage fondamental entre deux groupes d’États :
• les États dotés d’armes nucléaires reconnus comme tels par le Traité de Non-Prolifération de 1968 et leurs alliés, dont les représentants considèrent que la possibilité de menacer de conduire des frappes nucléaires est une condition nécessaire à ce qu’ils présentent comme leur sécurité nationale et l’idée qu’ils ont de ce qu’ils sont,
• et un autre groupe d’États qui considère que ce genre de menace n’est jamais acceptable, pour des raisons qui peuvent être éthiques, juridiques ou relatives à la sécurité des autres États.
En un sens, nous avons d’un côté un mouvement industriel vers l’extension de la durée de vie et la « modernisation » des arsenaux nucléaires existants dans tous les États qui en disposent et de l’autre côté un mouvement qui défend un impératif d’abolition de ces armes, reprenant la première résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies de janvier 1946 et manifestant une impatience eu égard aux engagements pris par les États dotés en matière de désarmement nucléaire depuis un demi-siècle (et plus récemment et plus précisément lors des conférences d’examen du Traité de Non-Prolifération de 2000 et 2010 en particulier). Le TIAN, aujourd’hui signé par 60 États, est un lieu qui manifeste ce clivage et cette tentative de convaincre les États et organisations indécis.
« La continuation de la politique existante requiert un nouvel effort pour la justifier avec des arguments adaptés et des alternatives claires doivent être proposées.»
Vous plaidez pour qu’il y ait une discussion large, éclairée et démocratique sur les choix des politiques nucléaires de sécurité et donc pour qu’en France la politique de dissuasion nucléaire fasse l’objet d’un large débat. Pouvez-vous expliciter ? Le débat sur la dissuasion vous paraît-il avoir été occulté, biaisé ?
En s’appuyant sur des entretiens de par le monde, des archives inédites en France, au Royaume-Uni ALTERS MÉDIA – N° 6 Septembre 2022 et aux États-Unis et sur deux sondages inédits des attitudes de la population de 9 États européens sur les politiques nucléaires, l’ouvrage met à l’épreuve une série d’arguments communément avancés au service de l’idée selon laquelle il n’y a pas d’alternative à la politique nucléaire existante qu’il retrouve dans le discours officiel, la presse et le discours expert :
1. L’augmentation du nombre d’États dotés d’armes nucléaires serait une loi de l’histoire qui s’impose à nous et qui nous impose de conserver des armes nucléaires.
2. Nous pouvons conserver ces armes sans crainte pour les soixante-dix prochaines années – l’horizon posé par la ministre des Armées en février 2021 pour la fin de service de la prochaine génération de sous-marins nucléaires lanceurs d’engins que nous développons – parce que nous avons depuis 1945 évité toute explosion nucléaire non désirée grâce à un contrôle parfait sur les arsenaux mondiaux.
3. Il existerait en France un consensus sur la politique d’armement nucléaire.
Tous les trois se révèlent inexacts. J’espère pouvoir détailler pourquoi dans des questions suivantes. Dès lors, la continuation de la politique existante requiert un nouvel effort pour la justifier avec des arguments adaptés et des alternatives claires doivent être proposées. C’est précisément l’objet de l’ouvrage et ce qui fonde la nécessité de la recherche indépendante sur les questions nucléaires. L’apparente évidence du pari sur la modernisation des arsenaux nucléaires comme un pari sur la protection, le contrôle et la responsabilité présidentielle en contexte de prolifération est trompeuse. Il s’agit en réalité d’un pari sur la vulnérabilité comme condition de la sécurité, sur la peur, la chance et différents types de responsabilité sur le long terme. Je procède à une clarification des paris qui sous-tendent la politique existante et explore comment des alternatives se justifieraient.
L’espace de choix est pour l’instant très limité du fait notamment de l’absence de recherche indépendante et de trois problèmes fondamentaux de l’expertise nucléaire :
• La validité limitée du diagnostic expert et son incapacité à donner un panorama complet des vulnérabilités nucléaires qui clôt des possibles et légitime hâtivement des politiques passées ;
• L’irresponsabilité de l’expert tant qu’il continue de commettre la faute consistant à incorporer les éléments de langage du discours officiel dans son analyse ;
• Son incapacité à offrir des alternatives multiples et clairement justifiées.
Cette situation aboutit à ce que seul le militant pour le changement apparaisse comme militant alors que le militant de la position officielle, qui incorpore éléments de langage et postulats et agit comme un communiquant, n’apparaît pas comme tel. Dès lors, le politique est tenté de mener une politique dictée par l’expert plutôt que d’exercer sa responsabilité.
L’ouvrage propose des solutions à ces problèmes. Il propose une série de gestes qui consistent à désacraliser sans conventionnaliser les arsenaux nucléaires afin qu’ils puissent être réintroduits dans une discussion sur quels moyens nous voulons mettre au service de quelles fins ou quels objectifs poursuivis à long terme.
« La « prolifération nucléaire » depuis la fin de la guerre froide n’accélère pas, mais, bien au contraire, est à un niveau historiquement bas. »
La politique de dissuasion repose sur deux promesses et paris, dites-vous : la promesse d’une protection absolue par l’État ; la promesse d’un contrôle garanti sans faille vis-à-vis d’accidents nucléaires ou de fausses interprétations des intentions et actes de l’adversaire. Ces promesses ne sont pas tenables dites-vous.
Vous concluez de cette analyse qu’il faut abandonner ces modes d’analyses et adopter une réflexion basée sur la vulnérabilité. Vous analysez les paris qui sont pris et que l’on doit nécessairement effectuer dans le cadre d’une politique de sécurité nationale.
Pouvez-vous développer cet argument important ?
Est-on plus ou moins vulnérable selon que l’on détienne ou non pas l’arme nucléaire ?
La focalisation sur la prolifération horizontale – l’augmentation du nombre d’acteurs dotés d’armes nucléaires au fil du temps – comme tendance de fond de l’histoire nucléaire et menace majeure, partagée par le discours officiel des États dotés, les experts et la presse française est très problématique à trois niveaux : elle limite le champ des possibles et légitime des politiques passées sur la base d’un diagnostic erroné ; elle surestime le désir d’armes nucléaires, rend invisible le fait que la majorité des États ne s’y sont pas intéressés et néglige le rôle crucial des États dotés dans la diffusion de la technologie nucléaire et de la désirabilité de ces systèmes d’armes ; enfin, en termes de saisie des dangers nucléaires, elle se limite à considérer les dangers qui portent sur les armes susceptibles d’exister à l’avenir ou à celles de la Corée du Nord.
Une approche en termes de vulnérabilités, qui s’attache aux vulnérabilités matérielles et épistémiques, évite ces trois problèmes. Elle prend en compte la possibilité de la prolifération horizontale, mais montre que, contrairement au discours expert français depuis au moins quinze ans et à de fréquentes affirmations officielles, la « prolifération nucléaire » depuis la fin de la guerre froide n’accélère pas mais, bien au contraire, est à un niveau historiquement bas, quel que soit l’indicateur que l’on choisisse. Sur ce point, contre le postulat de désirabilité intrinsèque des armes nucléaires, il est important de montrer qu’aucun État doté d’armes nucléaires aujourd’hui ne l’est sans avoir reçu l’aide d’au moins un État doté d’armes nucléaire également membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies et qu’aucun de ces derniers ne peut se prévaloir d’une conduite irréprochable en matière de non-prolifération.
Une approche en termes de vulnérabilités permet aussi d’incorporer d’autres sources de danger nucléaire que les possibles armes qui n’existent pas encore et de rappeler que, depuis le couplage de missiles balistiques et d’explosifs thermonucléaires qui a eu lieu au début des années 1960, il n’est plus possible de protéger nos populations contre des frappes nucléaires délibérées ou accidentelles. Les défenses anti-missiles et les abris antiatomiques sont insuffisants et les frontières ne protègent guère. Notre condition commune depuis lors est une condition de vulnérabilité. À partir de cette notion, on peut rétablir la distinction entre les situations dans lesquelles une explosion nucléaire est possible et celles dans lesquelles elle ne l’est pas.
Elle permet d’inclure l’autre dimension de la prolifération – la prolifération dite verticale, soit l’augmentation en taille et/ou en capacité de destruction ou l’augmentation de la durée de vie des arsenaux existants, dont je montre qu’elle est beaucoup moins documentée dans la presse alors qu’elle concerne la totalité des États dotés d’armes nucléaires ; on peut faire apparaître que si certains États acceptent la vulnérabilité associée à la présence d’armes nucléaires sur leur sol comme condition de leur sécurité, d’autres ont, au contraire, considéré que la possibilité que ces armes soient frappées, volées ou que la guerre nucléaire commence sur leur sol fait de ces armes des problèmes de sécurité plutôt que des instruments de sécurité. Une approche en termes de vulnérabilité est donc essentielle pour éviter les inexactitudes, les biais et les points aveugles du cadrage en termes de prolifération que nous venons de voir.
Elle permet enfin de saisir et d’éviter un problème fondamental : la tentation de la confiance excessive dans notre contrôle sur ces armes et sur les crises nucléaires. C’est cette tentation de la confiance excessive que j’appelle vulnérabilité épistémique et dont j’identifie les ressorts et les effets dans le livre. Si l’on ne passe pas en revue les conditions de production du discours nucléaire et qu’on ne les relie pas à la tentation de la confiance excessive, on retombe aussitôt dans l’illusion rétrospective d’efficacité, de légitimité voire d’inévitabilité des politiques poursuivies. Une approche en termes de vulnérabilités nucléaires évite ces travers et permet une évaluation plus claire des choix si on en décline les aspects matériels et épistémiques.
« Une approche en termes de vulnérabilités permet de rappeler qu’il n’est plus possible de protéger nos populations contre des frappes nucléaires délibérées ou accidentelles. »
L’argument selon lequel on ne peut asseoir nos valeurs démocratiques sur une politique de menace de destruction de masse est parfaitement recevable. Mais n’a-t-il pas des limites, face à un agresseur qui menacerait de nous retirer l’usage de toutes ces valeurs, de toutes ces libertés ? L’argument de légitime défense est accepté dans les pays démocratiques : n’est-ce pas là une des limites de cet argument par ailleurs respectable ?
Cet argument fait partie d’une série de tensions à laquelle nous devons nous confronter pour aboutir à des justifications cohérentes de ce que nous faisons en politique nucléaire. Je les identifie dans le Chapitre 8. Il estprévisible que l’usage desarmes nucléaires françaises sur leurs cibles probables causerait vraisemblablement des centaines de milliers de morts dont de nombreux civils. À partir du moment où les armes nucléaires se révèlent autre chose qu’un parfait instrument de protection, la question de notre comportement en cas d’échec de la dissuasion devient urgente. L’argument de la légitime défense provient d’une interprétation de l’avis consultatif que la Cour internationale de justice a rendu en 1996 sur la licéité de l’emploi des armes nucléaires. Cet argument demeure très controversé pour une série de raisons qui m’amèneraient trop loin. En effet l’argument de la légitime défense, dans sa forme communément acceptée, ne s’applique pas à ma connaissance à des infractions majeures au droit international humanitaire, au droit de la guerre et aux droits de l’homme.
Si la communauté qui commet un crime de masse se définit par son attachement à des valeurs telles que les droits de l’homme ou la responsabilité de protéger, cet acte ne la dénaturerait-t-il pas si profondément qu’il serait incorrect de supposer que c’est la même communauté qui survit ? Il serait alors inexact d’affirmer que l’on ferait cela pour garantir la survie de la communauté. On pourrait dès lors poser la question dans les termes suivants : quels sont les risques que nous serions prêts à prendre pour ne pas nous retrouver en situation d’avoir à exécuter une menace de cette ampleur ? Une autre question à se poser : voulons- nous être une communauté politique qui ne se sent et ne se dit pas capable de garantir sa sécurité autrement qu’en menaçant, en préparant et en acceptant d’être responsable de la mort de civils en masse ? Nombre d’États sur cette planète ont une idée de leur sécurité nationale qui ne partage pas cette approche. Mais si c’est ainsi que nous nous définissons, il faut l’articuler clairement. Si la justification de la politique d’armement nucléaire entend s’appuyer sur la certitude que nous ne riposterions pas, les citoyens ne peuvent pas le savoir et personne ne le dit explicitement.
– L’ouvrage explore une possibilité pour que les dirigeants politiques puissent exposer plus clairement les conditions dans lesquelles ils seraient prêts à employer ces armes.
– Si nous ne voulons pas être une telle communauté politique, il faut un plan précis sur les efforts françaispour modifier cet état du monde. Si nous croyons en notre for intérieur qu’il s’agit d’un bluff, en quoi cela impacte-t-il les systèmes d’armes pertinents ? À supposer que des sous-marins demeurent indétectables, ne suffiraient- ils pas au dit bluff ? Répondre à ces questions offrirait d’autres critères de jugement de l’arsenal pertinent.
« Comment peut-on affirmer de manière crédible que ces armes sont des atouts nets au service de la sécurité et en même temps s’opposer catégoriquement à leur acquisition par d’autres États? »
Vous orientez votre campagne d’arguments en défendant l’idée que la détention et la prolifération d’armes nucléaires peuvent être évitées (que dans l’histoire de la prolifération, il y a plus de choix d’évitement que de choix d’adoption des armes nucléaires). Cela est tout à fait vrai, mais il est beaucoup plus facile de convaincre un pays de l’abandon des armes nucléaires dans le cadre d’un Traité d’Interdiction généralisé que s’il doit les abandonner alors que des États très agressifs et dangereux pour leurs valeurs détiennent toujours de telles armes.
Votre question est très importante, mais part de deux postulats qui réduisent indûment ce que l’on peut imaginer et faire : un premier postulat selon lequel la possession de ces armes constitue et constituera toujours un atout net de sécurité par rapport à celui qui ne les possède pas. Elle suppose aussi qu’il n’y a pas de troisième terme entre le statu quo et l’abolition des armes nucléaires.
Il y a deux problèmes avec le postulat des armes nucléaires comme bénéfice net en matière de sécurité.
• Le premier tient à sa compatibilité à long terme avec la politique de non-prolifération promue par la France et la totalité des États dotés d’armes nucléaires. Comment peut-on affirmer de manière crédible que ces armes sont des atouts nets au service de la sécurité nationale et internationale et en même temps s’opposer catégoriquement à leur acquisition par d’autres États, pour lesquels elles ne rempliraient pas ce rôle ?
• Le deuxième problème consiste à indûment restreindre les futurs possibles que l’on s’autorise à imaginer pour les 70 ans à venir.
En France nous sommes souvent dans un schéma binaire qui suppose que même s’il n’y a pas d’ennemi à dissuader en ce moment par la menace de représailles nucléaires, un tel ennemi pourrait surgir et, si tel était le cas, que le temps qu’il nous faudrait pour reconstruire un arsenal nucléaire serait si important que mieux vaut le conserver. La seule alternative serait de « baisser la garde ».
Or, les futurs possibles à 70 ans sont bien plus divers que cela et l’on ne peut pas établir avec certitude lequel adviendra, encore moins affirmer que c’est celui dans lequel notre arsenal actuel est pertinent et ne cause pas de risque. Pour prendre la mesure de l’échelle dont nous parlons, rappelons qu’il y a soixante-dix ans la France comptait 25 millions d’habitants en moins, le monde 5 milliards en moins, l’Algérie et l’Indochine étaient la France, les missiles balistiques et les satellites n’existaient pas. Plus de 40 % des Français vivaient en milieu rural.
Imaginons donc trois scenarii.
Dans le premier, on peut envisager des ennemis à venir, non-dissuadables avec des armes nucléaires (de même que l’on admet que des acteurs terroristes sont des ennemis de la nation et ne sont pas dissuadables avec des armes nucléaires), qui causeraient des dommages inacceptables à la nation. Cela inclut la possibilité de catastrophes existentielles non-nucléaires face auxquelles les armes nucléaires sont inopérantes. Les prévisions du GIEC et de l’IPBES dessinent ainsi la possibilité d’un pays devenu inhabitable dans les soixante-dix prochaines années du fait du changement climatique, de l’effondrement de la biodiversité et du franchissement des limites planétaires. Dans un tel monde, même si aucune catastrophe nucléaire ne survient, il sera un peu absurde de se féliciter du succès de notre politique d’armement nucléaire. Il faudra alors penser à la sûreté de ces armes dans un monde très dégradé et à leur coût d’opportunité au regard de ces menaces existentielles non nucléaires que nous aurons négligées.
Dans un deuxième scénario alternatif, on peut imaginer des ennemis qui seraient également dissuadables par des moyens autres que la menace de représailles nucléaires. Ce cas nous pose la question du panachage de nos capacités et ouvre une possibilité de réduction de la part des armes nucléaires dans le dispositif de sécurité nationale. Rappelons-nous par exemple que l’arsenal nucléaire français se décline en une composante maritime (des sous-marins) et une composante aérienne, alors que le Royaume-Uni ne dispose que de la première.
Le troisième scénario alternatif nous opposerait à des ennemis face auxquels la possession d’armes nucléaires nous rendrait plus vulnérables. On pense ainsi à un ennemi capable de « hacker » nos armes nucléaires.
Précisons que ces trois scenarii supposent mais ne peuvent garantir une absence d’explosion nucléaire non désirée dans notre arsenal mais aussi dans les arsenaux des États qui ciblent la France et pourraient ne plus la cibler si elle ne disposait pas de ces systèmes d’armes.
L’enjeu est donc de mettre en cohérence les promesses faites et l’arsenal développé au vu des futurs imagi- nables et imaginés, plutôt que de nous bercer d’illusions en supposant que seuls les futurs dans lesquels notre arsenal présent est pertinent vont advenir. Les trois scenarii que je propose ici et dans l’ouvrage nous aident à le faire. En réfléchissant sur la base de ces futurs imaginés, vous voyez que nous pouvons penser et œuvrer à de nombreux états du monde possibles entre l’existant et l’abolition, en cohérence avec nos scénarii pour l’avenir et nos valeurs, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.
Propos recueillis par Didier Raciné, Rédacteur en chef d’Alters Média