La Chine et la crise ukrainienne : contre les fausses évidences
Didier Chaudet Consultant indépendant, rattaché à l’IFEAC (Institut Français d’Études sur l’Asie centrale) et au CAPE (www.capeurope.eu)

La perception de l’impact de la crise ukrainienne pour la Chine est marquée par trois idées reçues : que Taïwan est une Ukraine d’Asie, que la Chine est strictement alignée sur la Russie et que la guerre russo-ukrainienne est une « victoire » pour la Chine. Même si on ne peut pas facilement rejeter ce raisonnement, il convient en tout cas de le relativiser.

En réalité la priorité de la Chine est de chercher à stabiliser la situation internationale et à préserver ses intérêts économiques. La paix en Ukraine peut-elle passer par Beijing ?

 

Didier Chaudet – Consultant indépendant, rattaché à l’IFEAC (Institut Français d’Études sur l’Asie centrale) et au CAPE (www.capeurope.eu)

 

 

 

 

 

 

 

Beaucoup a été dit, et écrit, sur l’impact de la crise ukrainienne… sur à peu près toutes les régions du monde. On va tenter d’éviter les approches trop générales, ou tombant dans un biais idéologique à la mode (la « nouvelle guerre froide », le « choc des civilisations » ou l’opposition entre bloc des démocraties et bloc autoritaire, trois versions d’une même vision, simpliste, du monde). Il s’agit de se concentrer, ici, sur l’impact pour la Chine.

Plus précisément, on va démonter ici trois idées reçues, qu’il est important de rejeter, ou en tout cas relativiser, pour éviter toute erreur d’analyse.

 

Non, Taïwan n’est pas une Ukraine d’Asie

Il y a d’abord l’idée selon laquelle les destins de Taïwan et de l’Ukraine seraient liés. Ce parallèle paresseux refuse de prendre en compte la différence importante de l’engagement américain : ce sont les Américains qui ont empêchés une conquête de l’île par la République populaire de Chine en juin 1950. Depuis cette époque, les Américains ont été les premiers pourvoyeurs de sécurité de Taïwan. Par ailleurs, Taipei et Washington sont liés par le « Taiwan Relations Act » de 1979, imposant de « maintenir la capacité des États-Unis de résister à tout recours à la force ou à toute autre moyen de coercion qui pourrait menacer la sécurité, ou le système économique et social, du peuple à Taïwan ». Perdre l’île, pour Washington, ce serait le début de la fin pour son statut de première grande puissance en Asie, et de là, pour son statut de puissance mondiale. Rien de commun avec l’Ukraine : l’engagement américain y est plus limité, plus récent, il n’est pas renforcé par un traité forçant la main des Américains ; une paix de compromis ou une guerre permanente avec la Russie sera dommageable pour le statut de Moscou, pour l’Europe, mais pas pour la suprématie américaine sur le vieux continent.

Par ailleurs, militairement, le terrain n’a rien à voir : Taïwan est une véritable île-forteresse, bien armée, et, encore une fois, pouvant compter sur le soutien américain. L’Ukraine, géographiquement, était autrement plus facile à envahir pour la Russie… et pourtant Moscou a dû revoir ses ambitions sérieusement à la baisse. On exagère quand on insiste sur le fait que la situation en Ukraine offre des leçons militaires importantes à la Chine. Elle montre surtout que donner la priorité à l’action militaire est absurde au XXIe siècle.

Surtout, affirmer que Taïwan est l’Ukraine d’Asie, c’est aussi dire que la Chine n’est qu’une version asiatique de la Russie. Les Chinois n’ont pas applaudi aux actions russes en Géorgie depuis 2008 comme en Ukraine depuis 2014, visant à s’appuyer sur des forces séparatistes pour déstabiliser un voisin plus faible. Beijing rejette radicalement la notion même de séparatisme, trop dangereuse pour ses propres intérêts nationaux. Les élites politiques chinoises ne sont pas dans la critique radicale du statu quo international, malgré les tensions avec les États-Unis ; elles sont d’abord intéressées par la stabilité intérieure de leur propre pays. La Chine est une puissance anti-statu quo de façon sélective, visant à préserver les capacités développement économique du pays ; la Russie, quant à elle, a fait le choix d’une approche plus radicale de confrontation directe avec l’Occident. Si la Russie et la Chine avaient exactement la même vision des relations internationales, nous parlerions aujourd’hui de deux guerres, une en Ukraine, l’autre à Taïwan. Mais ce n’est pas le cas.

 

« Affirmer que Taïwan est l’Ukraine d’Asie, c’est aussi dire que la Chine n’est qu’une version asiatique de la Russie. »

 

Non, la Chine n’est pas strictement alignée sur la Russie

Il est assez incroyable de penser que certains se sont imaginés que les Chinois se retourneraient contre les Russes, ou feraient pression sur eux uniquement pour plaire aux Occidentaux. Les mêmes Occidentaux qui, avant l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, considéraient que leur priorité était d’avoir une stratégie « indopacifique » pour contrer la montée en puissance chinoise… Quand on suit la relation sino- russe depuis la fin de la guerre, on constate que l’analyse américaine (et à partir de là européenne et française) a souvent misé sur la faiblesse, ou le caractère de « mariage de raison » de cette relation bilatérale post- guerre froide. Mais les mariages de raison sont parfois plus solides que les relations passionnelles : on le voit au sein de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS), Beijing et Moscou ne sont pas d’accord sur tous les sujets, s’opposent parfois. Mais ce mariage de raison existe parce que, quelles que soient leurs divergences, elles sont moins dangereuses pour leurs intérêts nationaux respectifs qu’une domination américaine qui, de fait, nie leur statut de grandes puissances, capables de peser sur leurs environnements régionaux, et sur les sujets qui comptent pour eux. Des rencontres diplomatiques régulières, notamment au sein de l’OCS, ont permis de consolider une relation qui n’allait pourtant pas de soi.

Mais est-ce que cela signifie un alignement strict sur la question ukrainienne ? Sûrement pas. On a déjà rappelé le rejet radical des Chinois face à l’utilisation du séparatisme. La première idée reçue, faisant un strict parallèle entre Taïwan et Ukraine, amène à ne pas comprendre un point important : la Chine ne peut avoir souhaité une victoire totale de la Russie, amenant à une prise de contrôle de l’Ukraine dans son intégralité. Cela aurait pu vouloir dire des tentations russes d’actions similaires, éventuellement, au Kazakhstan par exemple, où se trouve également un minorité ethnique russe à « protéger » : une situation inacceptable pour la Chine ; plus largement, Beijing pourrait craindre l’attitude d’un Kremlin rendu trop confiant par un coup de force international réussi ; cela entraînerait une frustration américaine qui, pour se rattraper, serait amener à renforcer de façon agressive son « pivot vers l’Asie ». En fait, au-delà du discours journalistique, et dans les réseaux sociaux, qui peut se ressentir comme pro- russe (alors qu’il est surtout l’expression d’une critique de l’attitude américaine largement répandu, dans les élites et la population chinoises), on commence à entendre des voix divergentes au sein des analystes chinoises, qui sont très critiques de la Russie. On pense par exemple à Gong Fangbin, un professeur de l’Université de Défense nationale, affiliée à l’armée chinoise (aujourd’hui à la retraite). Dans un article mis en ligne (mais maintenant inaccessible), il a critiqué les raisons mises en avant par la Russie pour expliquer son invasion de l’Ukraine. Ils présentent l’obsession de conquêtes de territoires supplémentaires par Moscou comme un mauvais choix pour une renaissance russe… Même s’il s’agit d’une voix minoritaire, elle vient d’un authentique membre des élites chinoises. On a eu un autre exemple récent d’une voix chinoise critique de la Russie, celle de Zhu Ying, professeur d’économie à la Shanghai Normal University, qui a publié un article dévastateur sur un site singapourien, mettant en avant les pertes et les défaillances techniques de l’armée russe. Des défaillances qu’il associe à un grand niveau de corruption au sein de l’armée russe, et du Kremlin lui-même. On remarquera que les voix critiques, encore minoritaires, s’exprimant ouvertement de cette façon, sont souvent membres du Parti communiste chinois : cette liberté de ton est significative de l’état d’esprit de la Chine face aux actions russes.

 

« La Chine ne peut avoir souhaité une victoire totale de la Russie, amenant à une prise de contrôle de l’Ukraine dans son intégralité. »

 

 

Non, la guerre russo-ukrainienne n’est pas une « victoire » pour la Chine

Après tout, ce choix militaire majeur, de la Russie, est pour l’instant une source de dangers pour les intérêts nationaux chinois. Elle a soudé l’ensemble de l’Occident contre un ennemi commun, elle a assuré la survie de l’OTAN à l’avenir, et donc préservé la domination américaine sur l’Europe. L’agression russe a également mis en danger les nouvelles Routes de la Soie, et la connexion, par le rail notamment, entre la Chine et l’Europe.

Enfin, le conflit en Ukraine met en danger les partenaires centrasiatiques et sud-asiatiques de la Chine : elle fait oublier l’Afghanistan, toujours dans une situation sécuritaire et humanitaire périlleuse, ce qui renforce un danger terroriste qui pourrait, demain, frapper au Pakistan, en Asie centrale post-soviétique, et même en territoire chinois, dans le Xinjiang par exemple. La famine, en Afghanistan, va devenir plus importante encore spécifiquement à cause de la guerre russo-ukrainienne. Les sanctions frappant la Russie en conséquence de l’invasion de l’Ukraine vont avoir un impact dévastateur sur les économies d’Asie centrale post-soviétique. En bref, le voisinage occidental de la Chine va profondément souffrir de cette guerre déclenchée par le Kremlin. Ce qui aura un impact indirect, mais non négligeable sur les intérêts nationaux chinois dans la région, voire sur la sécurité intérieure de la Chine.

Comment, dans ces conditions, peut-on imaginer que la Chine se considère comme « victorieuse » dans cette guerre désastreuse ? Cette idée est sans doute la plus significative des limites de l’analyse géopolitique dans certaines capitales occidentales : elle est acceptable dans une logique manichéenne abstraite, la même qui considère qu’une nouvelle guerre froide est inévitable. Dès qu’on s’attache au concret, à ce qui peut se vérifier sur le terrain, en Asie centrale, au Pakistan, en Chine même… cette troisième idée apparaît au moins comme simpliste, comme les deux autres.

 

« L’agression russe a mis en danger les nouvelles Routes de la Soie, et la connexion, par le rail notamment, entre la Chine et l’Europe. »

 

Il est essentiel, à Paris, et ailleurs en Europe, d’avoir une approche de la position chinoise sur le conflit russo- ukrainien qui ne soit pas entachée par un discours devenu de plus en plus courant, voulant pousser Français et Européens à voir Beijing comme un danger primordial pour les pays de l’UE… Il n’est pas si lointain, le temps où on nous expliquait doctement que la France, « puissance asiatique » (pourtant loin d’être une puissance capable de s’imposer sur son propre continent, curieusement), devait se concentrer sur l’Indopacifique… Les horreurs de la guerre en Ukraine nous rappellent tous les jours que les défis géopolitiques du XXIe siècle se moqueront des positionnement théoriques ou idéologiques. Aujourd’hui, la priorité, à Paris, comme à Berlin, semble d’être ferme face à l’invasion militaire russe, tout en refusant « l’esprit de revanche » de certains. La Chine pourrait, dans les mois à venir, soutenir une approche compatible, visant à stabiliser la situation internationale et préserver ses intérêts économiques, dans le cas d’une guerre qui se prolonge dans le temps. On ne peut qu’espérer que le couple franco-allemand sera capable d’avoir une logique à la Nixon-Kissinger : la paix en Ukraine pourrait bien passer par Beijing.

 

Didier Chaudet

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *