
Bertrand Badie présente la guerre en Ukraine comme une « guerre mondialisée » dans un Grand Entretien1 du Un, où il précise : « Nous croyons triompher, nous sommes en réalité très isolés ». La nature de la guerre en Ukraine dépasse en effet, nous semble-t-il, une simple question d’agression d’une ancienne province par un grand voisin révisionniste.
Nous avons demandé le point de vue de Frédéric Encel, sur ces questions importantes : il nous livre ses réponses.
Frédéric Encel – Docteur en géopolitique, professeur de relations internationales et de sciences politiques à la Paris School of Business et maître de conférences à Sciences-Po Paris. Auteur de Les Voies de la puissance. Penser la géopolitique au XXIe siècle, Odile Jacob, 2022 (Prix du Livre de géopolitique 2022)
L’agression par la Russie, membre du Conseil de sécurité de l’ONU et puissance nucléaire, de l’Ukraine est évidemment un tournant dans l’histoire.
Comment définiriez-vous la guerre déclenchée par la Russie ? Quels sont les enjeux et les objectifs des protagonistes de la guerre en Ukraine ? Pour la Russie ? Pour l’Ukraine et l’Europe ? Pour l’Occident ? Et globalement quelles conséquences possibles pour les équilibres de la sécurité dans le monde ?
Beaucoup de questions à la fois ! D’abord, je me méfie des termes définitifs tels que « tournant », surtout agrémentés de l’adverbe « évidemment ». Ils entravent souvent une mise en relief et en perspective historique ou géographique essentielle à la compréhension d’une situation donnée. Après tout, Poutine n’en est pas à son premier coup de force militaire – Tchéchènes et Géorgiens en savent quelque chose – et il ne s’agit pas du premier conflit de cette nature ni d’un précédent sur le sol européen ! Ensuite, si vous me demandez de définir cette guerre, je vous dirais en premier lieu qu’on assiste à la volonté brutale d’un régime nationaliste et révisionniste (c’est-à-dire qui revendique de revenir sur des accords ou des traités qu’il considère comme ayant été défavorables) d’empêcher une ancienne province redevenue souveraine d’exister de façon indépendante. Plus encore : l’Ukraine s’est dotée depuis au moins 2014 d’institutions démocratiques dans la foulée de scrutins sincères et transparents ; cette exemplarité à la frontière russe pose gravement problème au Kremlin. D’autre part, ce conflit est l’illustration d’un échec stratégique majeur de son déclencheur, pourtant féru de stratégie – Poutine est un lecteur assidu et dans le texte du Prussien Claus von Clausewitz (mort en 1831) – car il a lourdement mésestimé les grands acteurs : Biden n’a pas du tout incarné le « Sleepy Joe » raillé par Trump ; les Européens ont rapidement, massivement et quasi-unanimement agi dans le sens du refus et des sanctions ; l’OTAN s’est renforcé ; Pékin ne soutient que très mollement Moscou ; et surtout l’armée, le pouvoir et le peuple ukrainiens ont réagi avec une vigueur exceptionnelle qui traduit une vraie conscience nationale. Quoi qu’il arrive dorénavant et en dépit des succès tactiques dans le Donbass ou sur la rive orientale de la mer Noire, l’échec stratégique demeurera patent puisque Kiev et les trois quarts de l’Ukraine auront échappé à l’armée russe (bien piètre par ailleurs), et le pouvoir ukrainien se sera considérablement renforcé.
« On assiste à la volonté brutale d’un régime nationaliste et révisionniste d’empêcher une ancienne province redevenue souveraine d’exister de façon indépendante. »
Une des caractéristiques de la guerre en Ukraine est qu’elle se déroule dans un monde mondialisé, où les acteurs sont fortement interdépendants et fortement interconnectés.
En quoi la mondialisation actuelle joue-t-elle et va-t-elle jouer un rôle dans cette guerre ? La mondialisation est-elle un facteur que vous avez analysé concernant les questions de la puissance dans votre ouvrage « Les voies de la puissance » ?
Là encore, contextualisons ; les grandes guerres du XXe siècle s’inscrivaient déjà dans une forme de mondialisation et leurs conséquences avaient touché la planète entière. À l’inverse, certains conflits pourtant très récents (comme l’arméno-azerbaïdjanais de 2020) n’ont qu’un impact marginal. Le problème principal consiste dans l’effet d’entraînement, en termes de ressources essentielles (énergétiques, alimentaires, technologiques, etc.) et d’alliances militaires des belligérants et de leur capacité de nuisance. Aujourd’hui, le Kremlin a la capacité de bloquer des millions de tonnes de céréales ukrainiennes, et d’orienter sa propre production de blé et d’hydrocarbures vers des pays amis en en boycottant d’autres, encore qu’à grands frais. Mais Moscou n’a en revanche aucune capacité d’entraînement économique et financier (le PIB russe ne dépasse pas celui de l’Espagne, soit la moitié de celui de l’Allemagne !), et sa capacité d’entraînement diplomatique et militaire marginale ; je vous rappelle que la Russie ne dispose que d’une seule base militaire hors de son étranger proche (CEI), celle située en Syrie. Quant à l’Ukraine, elle paie chèrement sa solitude stratégique : Kiev n’appartient à aucune alliance militaire dans le monde ni (pour l’heure) à aucun groupement économique intégré. Au fond, le principal élément de mondialisation prévalant autour de ce conflit correspond à sa couverture médiatique en effet universelle. Ce qui, à la fin des fins, ne change pas radicalement la donne sur le terrain…
« Au fond, le principal élément de mondialisation prévalant autour de ce conflit correspond à sa couverture médiatique en effet universelle. »
La position des pays du Sud est d’une grande importance au regard de ces enjeux : l’Inde, le Brésil, certains pays asiatiques et d’Afrique ne veulent pas prendre position, ni distinguer un agresseur, un agressé entre deux belligérants.
Comment peut-on comprendre cette distance, cette volonté de « non alignement » ?
(Les États-Unis ne se sont-ils pas mis eux-mêmes en position d’agresseurs de pays souverains, comme par exemple lors de la deuxième guerre d’Irak ?)
« Les » pays du Sud, cela n’existe pas ! Certains sont très proches de l’Occident, d’autres pas, beaucoup sont rivaux et concurrents voire ennemis, et aucun n’entretient exactement les mêmes attentes. J’ajoute que nombre de ces États sont dirigés par des régimes corrompus, prévaricateurs, népotiques, tribaux et despotiques qui rivalisent d’inconséquence et d’impéritie pour le plus grand malheur des populations dont ils ont en principe la responsabilité. La question des États démocratiques du Nord, sempiternelle et philosophique, est la suivante : faut-il soutenir ces régimes à des fins commerciales et sans égard pour les populations martyrisées sous couvert de « réalisme », y compris quand ils emprisonnent et assassinent en masse ? Je ne le crois pas. À mes yeux, le pragmatisme ne doit pas céder au cynisme, et, en matière de droits de l’homme – et tout particulièrement bien sûr quand se profile ou se matérialise la menace génocidaire – on doit intervenir.
N’est-ce pas là l’un des grands enjeux des Occidentaux, que de prendre enfin en compte, à la hauteur des défis posés, les légitimes attentes des pays du Sud ?
Pardon, mais je conteste cette présentation ; je ne vois pas bien en quoi ce que vous appelez « la position des pays du Sud » aurait une si grande importance. Certes, plusieurs géants comme l’Inde (et la Chine, qui donc n’a pas soutenu Moscou…) se sont abstenus à l’Assemblée générale de l’ONU dès les premières résolutions de février et mars, mais New Delhi – techniquement en guerre contre la Chine – n’en demeure pas moins un partenaire stratégique des États-Unis, y compris dans le nucléaire militaire, et le Brésil un État éloigné des enjeux est-européens. Surtout, les États africains (Érythrée), arabes (Yémen, Syrie) ou asiatiques (Corée du Nord) qui ont soutenu Moscou comptent parmi les plus faibles et les plus pauvres du monde, se situant par ailleurs là encore éloignés du conflit lui-même. Il en va de même pour ceux qui se sont abstenus, comme le Sénégal. Je l’affirme : en termes de rapports de force généraux, ces soutiens ou abstentions ne pèsent pas sérieusement, surtout face à un Occident à nouveau uni et qui constitue pour sa part et de loin, avec ses alliés nippons, sud-coréens, taïwanais et singapouriens, la principale force économique et militaire au monde.
« Ces soutiens ou abstentions ne pèsent pas sérieusement, surtout face à un Occident à nouveau uni et qui constitue pour sa part et de loin, avec ses alliés nippons, sud-coréens, taïwanais et singapouriens, la principale force économique et militaire au monde. »
La résistance héroïque de l’Ukraine montre la montée en puissance de la société civile dans les affaires du monde. Nous ne sommes plus dans le monde westphalien où seuls les États-nations ou les empires ont une place à ce niveau, comme le dit Bertrand Badie.
Le professeur Badie a parfaitement raison de pointer le nombre et la puissance de tous ces acteurs qui concurrencent les États-nations, à commencer par les GAFAM, les multinationales, les grandes ONG, les seigneurs de la guerre et autres terroristes (ce qu’il nomme à juste titre « les entrepreneurs de violence ») ou encore les médias, voire même des particuliers multimilliardaires. Néanmoins, je tiens que la puissance de l’État-nation demeure plus considérable in fine que celle de chacun de ces acteurs. Si nombre d’États sont objectivement plus faibles aujourd’hui que certains grands acteurs non-étatiques, ce n’est pas dû à leur nature étatique, mais à leur intrinsèque… faiblesse ! Inversons le postulat : face à des États-nation puissants, aucun acteur non-étatique ne rivalise sérieusement, comme on le voit avec la Chine ou les États-Unis. Au fond, là où je rejoindrais Bertrand Badie, c’est davantage sur l’exaspération grandissante de populations qui rendra toujours plus instables les États au sein desquels elle s’affirmera. De ce point de vue, l’accroissement inéluctable du rythme et de la gravité des catastrophes liés au dérèglement climatique – et des effets sociaux induits – fragilisera mécaniquement les pouvoirs les moins efficaces ou volontaristes. Mais tout cela ne remet pas en cause, à l’Est de l’Europe, la réalité westphalienne suivante : un État-nation a attaqué un autre État-nation, et à la fin des fins la crise s’achèvera sur un rapport de force militaire puis diplomatique entre traditionnels pouvoirs régaliens d’États-nations…
Propos recueillis par Didier Raciné, Rédacteur en chef d’Alters Média