
Dans l’entretien précédent, publié dans le numéro 5 d’Alters Média, Christophe Sempels montrait l’impasse à la fois de la croissance « pour elle-même », et de la décroissance « où ce qui est utile à la société et aux écosystèmes » est sacrifié. Comment sortir de ce dilemme ? La construction de ce changement de paradigme, de ce nouvel imaginaire entrepreneurial proposée ici est la tâche des générations actuelles.
Les entreprises, mais aussi les territoires, y ont un très grand rôle : « ce n’est plus à l’échelle de l’entreprise seule » de faire ce chemin, mais à celui des écosystèmes coopératifs d’acteurs et des territoires.
Christophe Sempels
Directeur Général et Directeur de la Recherche Action de LUMIÅ
Vous proposez l’idée d’une « économie régénérative, champ émergent (…) qui vise à la fois la régénération écologique et la régénération sociale. La première consiste non seulement à restaurer la qualité d’écosystèmes qui auraient été dégradés (…) et à développer les capacités d’auto-renouvellement des systèmes naturels ». Et cela en misant sur de nouvelles alliances avec la nature. Pouvez-vous développer ?
Aujourd’hui, la quasi-totalité des modèles économiques sont construits sur une logique volumique, c’est-à-dire que pour qu’une entreprise développe son chiffre d’affaires, ce qui reste l’objectif prioritaire, elle doit vendre toujours plus d’unités. Cette logique de performance où l’intérêt nous encourage à augmenter toujours la rentabilité d’un modèle, nous place de facto dans une impasse sur les plans environnementaux et sociaux. Elle exerce une pression forte sur le social puisque les premiers leviers de gain de productivité permettant le contrôle des coûts, c’est l’intensification du travail ou bien l’automatisation. La voie dominante aujourd’hui est celle de la réduction des impacts négatifs que l’entreprise occasionne sur les écosystèmes et la société. Toute une série d’outils est à notre disposition pour réduire nos impacts négatifs, comme l’éco-socio-conception des produits, donc leur reconception, ou le reengineering des process. L’innovation de modèle économique que l’on appelle l’économie de fonctionnalité de la coopération cherche à déplacer la logique du modèle actuel, de transformer cette logique de moyen en logique d’effet : lorsque je vends une chaudière, je vends un moyen de chauffer, mais je ne garantis pas que cet effet va être réellement atteint par le consommateur. Si je place une chaudière performante dans un bâtiment qui est une passoire thermique, par exemple, cela ne risque pas de fonctionner. Vendre un effet consisterait à vendre du confort thermique. Prenons un autre exemple : plutôt que de vendre à un agriculteur des produits phytosanitaires pour protéger ses champs, je peux lui proposer une solution intégrée de protection de culture facturée à l’hectare. Si je vends le produit phytosanitaire, chaque goutte de celui-ci représente un revenu pour l’entreprise qui a donc tout intérêt à faire en sorte qu’un maximum de ce produit soit utilisé, ce qui justifie par exemple du lobbying sur le législateur. Dans le nouveau modèle, le produit devient un coût que j’ai un intérêt économique à minimiser, cette réduction déterminant sa performance. C’est là qu’intervient la notion importante de gain d’efficience. Ma capacité à produire ce gain remplace dans la logique de performance la quête de productivité visant la réduction des coûts que j’évoquais tout à l’heure. J’ai ainsi intérêt à substituer le produit, dans ce cas, par des solutions plus avantageuses, par exemple le piégeage sexuel de parasites ou la réintroduction dans la culture des insectes prédateurs de parasites, donc de m’appuyer sur les services écosystémiques rendus par la biodiversité. Dans ce procédé, je découple partiellement ma capacité à produire du chiffre d’affaires de ma consommation de ressources et d’énergie, je réduis mes impacts négatifs. Est-ce nécessaire ? Oui, incontestablement. Chaque entreprise devrait réduire ses impacts négatifs à leur seuil incompressible. Est-ce suffisant que de se concentrer sur la réduction de ces impacts négatifs ? Non, car l’état de la planète est tel que nous ne pouvons plus nous contenter de faire moins mal la même chose. Il nous faut désormais réparer, restaurer, régénérer ce qui a été dégradé. Il faut ramener les grands processus régulateurs du système Terre sous le seuil d’alerte que constituent les désormais célèbres limites planétaires. Pour ce faire, l’économie régénérative propose une inversion de paradigme et invite l’entreprise à réfléchir à la façon dont elle peut générer des impacts positifs nets sur les écosystèmes et la société. Il faut pour cela se réembrancher au vivant et à sa nature intrinsèquement régénérative.
Certaines entreprises, activités, sont par nature reliées à ce vivant. Engager un modèle régénératif revient alors à requestionner ses pratiques. Le cas de l’agriculture est par exemple évocateur. Dans les modèles de production intensive, les systèmes techniques gourmands en ressources et en énergie ont pris le pas sur les services écosystémiques offerts par la nature. Ainsi, le labour profond s’appuie sur une mécanisation gourmande en énergie fossile qui tue la vie des sols et impose donc un amendement en engrais, issus des systèmes techniques de l’agro et la pétrochimie. Ceci perturbe les cycles de l’azote et du phosphore, constituant une autre limite planétaire largement dépassée. Les sols se tassent, limitant par exemple l’infiltration et générant des problématiques de ruissellement qui vont renforcer leur dégradation. Ce modèle produit une alimentation de moindre qualité nutritionnelle ainsi que de nombreuses externalités négatives tant environnementales que sociales, impactant en premier lieu nombre d’agriculteurs. On voit bien que ce modèle n’est adapté ni à la préservation de notre environnement, ni à la qualité de vie des hommes et des femmes qui, courageusement, produisent ces aliments, ni à celles et ceux qui les consomment. Il existe face à celui-ci des pratiques alternatives, comme l’agroécologie, l’agroforesterie, la permaculture… qui font le pari de se réembrancher au vivant non humain et aux services écosystémiques que les écosystèmes prodiguent pour générer des impacts positifs nets sur les écosystèmes et la société. L’exemple est ici présenté de manière simpliste et gagnerait à être affiné et nuancé, mais il exprime bien ce besoin d’évolution vers des pratiques régénératives.
D’autres entreprises ne sont pas reliées au vivant non humain. Comment une fonderie par exemple peut- elle penser la régénération sur son seul périmètre ? Certes, elle peut se réarticuler au vivant à travers ses infrastructures, ses équipements ou ses process. On trouve un exemple emblématique de cette transformation avec l’entreprise Pocheco, fabricant d’enveloppes dans le Nord de la France, qui a innové sur de très nombreux domaines. Par exemple en substituant ses colles à solvants et ses encres contenants des COV par des colles et des encres végétales, afin qu’elles puissent être filtrées par phytoépuration grâce à une bambouseraie qui récupère 100 % des eaux usées pour les traiter localement. Ces bambous sont régulièrement coupés et acheminés vers une menuiserie à proximité pour être transformés en pellets qui vont servir à chauffer l’entreprise et lui permettre de se débrancher du gaz. Il est donc effectivement possible de redonner au vivant une place au sein de ces environnements industriels d’où il était exclu.
Tout cela ne suffit néanmoins pas à rendre totalement régénérative les entreprises non reliées au vivant, sur l’ensemble de leur périmètre. Pour cela, il convient de constituer des écosystèmes coopératifs d’acteurs avec d’autres entreprises, dont certaines reliées au vivant. Ainsi ce n’est plus à l’échelle de l’entreprise seule, mais à celle de cet écosystème que porte cette ambition d’impact positif net. C’est là une nouvelle économie, un nouvel agencement d’acteurs à inventer. Ce champ en émergence est largement à déchiffrer.
De nombreuses questions se posent. Ainsi, avec quelles logiques construire ces écosystèmes ? Avec quelle gouvernance ? Comment favoriser un comportement symbiotique entre ses différents participants ?… Par ailleurs, cette ambition régénérative gagnerait à être reterritorialisée, donc construire ces écosystèmes coopératifs à l’échelle du territoire pour que la solidarité qui en émerge profite à la régénération des systèmes socio-économiques et écologiques desquels ces entreprises dépendent et sur lesquels elles sont en capacité d’agir.
«L’économie régénérative propose une inversion de paradigme et invite l’entreprise à réfléchir à la façon dont elle peut générer des impacts positifs nets sur les écosystèmes et la société. »
Les territoires peuvent donc être un creuset de solutions, notamment dans cette logique économique régénérative ?
L’économie régénérative ne peut par définition pas être déterritorialisée, cela serait une contradiction. J’ai récemment rédigé avec des collègues un article qui montre la distinction entre ce que nous appelons une entreprise du territoire et une entreprise de territoire. Une entreprise du territoire va considérer celui-ci comme un substrat fournisseur de ressources, qu’elles soient humaines ou matérielles, et qu’elle peut vouloir quitter lorsque les conditions lui sont moins favorables. À l’inverse, peut se développer la vision d’une nécessaire coévolution entre les entreprises « de territoire » et leur territoire, et avec les communautés et les écosystèmes avec lesquelles elles sont en lien. Ainsi on se place dans un espace de coopération, dans une dynamique qui va chercher à aligner les intérêts entre les parties et élever chaque acteur à travers la qualité de cette coopération que l’on met en œuvre. L’économie régénérative que je défends c’est cela : une économie réarticulée à son espace territorial, considéré comme non substituable. À terme, une entreprise ne peut pas bien se porter dans un territoire qui ne se porte pas bien et inversement.
« Ainsi ce n’est plus à l’échelle de l’entreprise seule, mais à celle de cet écosystème que porte cette ambition d’impact positif net. C’est là une nouvelle économie, un nouvel agencement d’acteurs à inventer. »
Justement, quelles pratiques avez-vous, vous-même, avec le territoire et en rapport avec les entreprises ?
Nous sommes actuellement occupés à mettre en œuvre un projet que nous avons appelé Régenèr- Azur, que nous ambitionnons de déployer sur le pôle métropolitain Cap Azur. Nous sommes en lien avec des entreprises et avec des collectivités territoriales et nous cherchons collectivement à prototyper les écosystèmes coopératifs que j’évoquais plus tôt, ainsi que les instruments économiques sur lesquels nous allons pouvoir nous appuyer pour mettre en œuvre ces visées régénératives directement en lien avec le territoire. J’ai également présenté récemment un cas à la Convention des Entreprises pour le Climat, qui s’adresse au départ à un fabricant de camion, en l’interrogeant sur son intérêt stratégique à participer de manière proactive à la réduction du nombre de camions, et à la circulation associée sur les routes. J’ai donc développé toute la trajectoire d’évolution du modèle économique de ce fabricant qui appelle une nouvelle fois à la mise en œuvre d’un écosystème coopératif. J’y ai réfléchi en interaction avec des partenaires, et nous commençons aujourd’hui à préfigurer cet écosystème : nous avons trouvé toute une série de sous-jacents en termes de modèles économiques qui peuvent rendre cette injonction, réduire la quantité et l’usage de produits mis en circulation par ce fabricant de camion, a priori totalement contradictoire, légitime et acceptable, et à en faire un outil de travail.
Propos recueillis par Didier Raciné, Rédacteur en chef d’Alters Média