L’économie symbiotique. Une synthèse fonctionnelle pour une économie régénérative liant tout le vivant
Isabelle Delannoy, Auteure de « L’économie symbiotique, régénérer la planète, l’économie et la société », dirigeante de L’entreprise symbiotique

L’ouvrage « L’économie symbiotique, régénérer la planète, l’économie et la société » pose une question cruciale : savons- nous penser et transformer notre économie et notre société pour rendre habitable sur le long terme notre planète ? La réponse, d’un grand intérêt et d’une grande richesse et capacité de synthèse, présente à notre point de vue des manques importants au regard de la complexité du sujet. Cette richesse et ces manques nous semblent provenir l’un et l’autre du point de vue sociotechnique, fonctionnel, choisi par l’auteur. Nous remercions l’auteur de nous offrir la possibilité d’en discuter librement dans cette interview.

 

Isabelle Delannoy,

Auteure de « L’économie symbiotique, régénérer la planète, l’économie et la société », dirigeante de L’entreprise symbiotique

 

 

 

 

 

Vous avez publié « L’économie symbiotique, régénérer la planète, l’économie et la société » qui réalise une synthèse d’un très grand intérêt des grandes solutions sociotechniques qui émergent depuis une grande vingtaine d’année face aux problèmes de la planète : savons-nous penser et transformer notre économie et notre société pour rendre habitable notre planète ?

Pouvez-vous nous résumer la démarche qui vous a conduit à écrire cet ouvrage ? Comment présentez- vous l’objet de ce livre ?

En 2008, j’écris le film Home de Yann Arthus-Bertrand. Nous y décrivons décrit le rôle de l’humain dans la catastrophe qui s’engage, cette rupture de l’équilibre sur lequel la Terre vit depuis 4 milliards d’années ! À ce moment, je rencontre les plus grands spécialistes du climat, de la biodiversité, des océans. Et ils me délivrent tous le même message : il nous faut massivement changer de modèle économique à un niveau mondial dès la décennie 2020 où nous dépasserions les conditions d’habitabilité de la terre, si cela n’était pas déjà le cas. Je me suis alors dit que si cette autre économie n’existait pas déjà, nous n’avions pas le temps de l’inventer. J’ai donc cherché les modèles économiques, productives, techniques, sociales qui permettaient ou de diminuer structurellement nos impacts négatifs sur cet équilibre ou d’y contribuer positivement. Pour cela, J’ai observé et cherché tous azimuts des pratiques, des démarches, de façon empirique, par l’observation : je me suis aperçu qu’elles formaient un tout cohérent, et qu’elles couvraient toutes les activités. C’est-à- dire que nous avions en émergence une nouvelle économie complète et globale. L’observation est allée de plus au-delà de mes attentes. Cette économie est très porteuse de sens et puissante dans ses résultats. Elle ouvre la voie d’une économie régénérative de ses ressources et même symbiotique. Régénérative car au lieu de subvenir à ses besoins en extrayant sans cesse ses ressources dans son milieu, elle les régénère, c’est-à-dire qu’elle les renouvelle tout en nourrissant la capacité d’en produire de nouvelles. Symbiotique car elle nous permet non seulement de respecter les équilibres écologiques, mais d’y contribuer.

 

Pouvez-vous résumer cette notion de symbiose ?

La symbiose est le mécanisme le plus doux et le plus puissant du vivant. C’est une relation de bénéfices réciproques entre des organismes différents, qui gardent leur intégrité mais qui sont intimement liés. Ils trouvent dans leurs différences leurs complémentarité. À travers ce travail, j’arrive à deux constats qui permettent de poser l’hypothèse symbiotique :

• Celle d’un équilibre global entre le vivant (humains compris) et la Terre lorsque se réalisent dans tous les domaines, ces pratiques techniques, productives, économiques, sociales, régénératives. Pour résumer grossièrement, s’appuyer sur l’intelligence du vivant dans l’agriculture et l’urbanisme, louer l’usage de nos objets plutôt que de les posséder, et respecter l’humain dans toutes ses dimensions sensible, spirituelle, technique, son pouvoir de décision et sa part de contribution à la création de valeur.

• L’humain a le potentiel de favoriser puissamment le développement de la vie sur Terre, mais il se trompe s’il part dans le référentiel de la modernité où il s’exclue du système Terre et du vivant. Dans « La condition de l’homme moderne », Anna Arendt remonte à la philosophie grecque, qui pose la liberté et le progrès comme résultant de l’affranchissement de nos besoins organiques. Cela a été une catastrophe pour nos sociétés.

Il nous faut également accepter que nous sommes une espèce très adaptable, très conditionnable (et cela d’autant plus que nous sommes très tôt en contact avec le monde : nous naissons à 9 mois, avec un cerveau non totalement fini et donc très malléable et façonnable par son environnement). Et nous sommes une espèce puissante, capable de produire un langage et une culture qui peut à la fois agir très positivement ou très négativement sur le monde.

Ainsi, nous avons une grande responsabilité dans ce que nous faisons vivre à nos enfants. Si très tôt, en tant que petit humain, nous n’avons de contact qu’avec des machines, notre acquis sensoriel sera conditionné par les machines. Si l’on donne à l’enfant des capacités de plaisirs sensoriels, d’amitié sensorielle, on lui apporte une aptitude à développer ce qui fait vivre.

 

« La symbiose est le mécanisme le plus doux et le plus puissant du vivant. C’est une relation de bénéfices réciproques entre des organismes différents, qui gardent leur intégrité mais qui sont intimement liés. »

 

 

Vous êtes au départ de culture scientifique, vous êtes biologiste. De quel point de vue êtes-vous partie pour travailler sur ce que vous appelez « économie symbiotique » ?

Oui, effectivement, je suis ingénieure, c’est-à-dire une scientifique à orientation technique, avec une pensée plutôt systémique. Mon métier c’est de chercher à comprendre comment fonctionnent les choses et à résoudre des problèmes. Dans ma recherche, il m’importait de sortir d’un point de vue moral. Les conditions d’une régénération de l’écosystème vivant et social ne partent pas d’un point de vue moral, mais de l’analyse des conditions par lesquelles les systèmes, (associant énergie, matière et information) peuvent perdurer. Je mets en évidence par exemple que la régénération peut être verte et pas rose : écologique mais pas sociale, lorsque certaines composantes du système manquent. Cela permet de s’orienter, c’est une boussole. Mais ce qui résulte de cette observation aboutit in fine à un projet de société et de civilisation.

Le mot « économie » a mauvaise presse. Je le vois souvent honni des étudiants devant lesquels j’interviens, et des gens en général. C’est pourtant un beau mot. Il veut dire gérer la maison et la maisonnée, c’est-à-dire la Terre et ses habitants. Ma question est : ce que l’on nomme économie aujourd’hui, gère-t-il cette maison ? Je ne le crois pas ; nous sommes manifestement dans du pillage et non de la gestion. Aussi nous arrivons à cette question très dérangeante ! Combien d’économistes aujourd’hui sont-ils de « vrais économistes » ? Gèrent-ils réellement la maisonnée, dans sa durabilité ? Non, et cela légitime de reprendre le mot d’économie dans le sens ancien et de nous le réapproprier pour penser une économie dont on a besoin et que l’on aime.

 

« Le mot « économie » veut dire gérer la maison et la maisonnée, c’est-à-dire la Terre et ses habitants : ce que l’on nomme économie aujourd’hui, gère- t-il cette maison ? Je ne le crois pas ; nous sommes manifestement dans du pillage et non de la gestion. »

 

L’intérêt de votre ouvrage est d’abord son sujet, dont l’été nous montre l’importance majeure. Il est aussi d’avoir identifié le cœur des solutions sociotechniques, la relation symbiotique avec le vivant et la Terre, qui émerge des recherches pratiques de dizaines de milliers d’acteurs dans le monde face au changement de régime climatique et écologique. Il est enfin d’avoir fait une synthèse forte (6 règles) résumant les caractéristiques techniques de ces solutions.

N’y a-t-il pas une certaine faiblesse (bien sûr très relative !) dans votre analyse lorsqu’elle veut s’appliquer à la société, au monde spécifique des humains parmi les vivants, faiblesse liée à votre point de vue plutôt technique et fonctionnel ?

• Réduire l’économie à la dimension locale (oïkos, la maison), gestionnaire (nomos) et technique (« fonctionnelle »), ne conduit-il pas à proposer des solutions relativement hors sol, car l’« économie réelle » est immergée dans la société, a des dimensions sociales beaucoup plus larges et complexes ?

• Réduire les relations entre les humains, et des humains avec les vivants, à des relations fonctionnelles en dehors d’affects, d’imaginaire (vous parlez de « ressources » à leur propos ; d’« efficience comme les rouages d’une horloge ») n’est-ce pas ignorer les modalités de leur mobilisation, et des transformations nécessaires ?

Que vous inspire ces remarques, qui ne retirent rien des grandes qualités de ce travail dont le grand mérite est de montrer à un niveau systémique l’essence de solutions d’ordre fonctionnel ?

Les six règles ont le défaut de leur qualité. Elles sont générales et conceptuelles car elles s’appliquent à tous les types de ressource. Ce premier livre visait à livrer – au sens propre ! – mes observations à la critique. Ce n’est pas un livre programmatique. C’est un livre d’observations et de théorisation. Mais depuis, il y a des mises en pratiques. Et jusqu’ici elles confirment les hypothèses de la théorie. Elles montrent aussi que le temps de la fabrication des écosystèmes sociaux, écologiques ou économiques sur lesquels repose cette économie est un long investissement que certaines expériences n’arrivent pas à dépasser.

 

« Fonder le droit sur les « besoins fondamentaux en souffrance » (du vivant y compris humain) fait le lien entre les droits humains et les droits du vivant, est très convergente avec l’économie symbiotique. »

 

En quoi cette notion de relation symbiotique, venant de la biologie et a priori plutôt applicable aux relations entre vivants, peut-elle nous guider dans nos relations plus générales d’humains avec le vivant certes, mais aussi avec le non vivant, sur la planète ?

Le monde social des humains n’introduit-elle pas des changements majeurs qu’il faudrait prendre en compte dans les réflexions sur la société et la planète ?

Pour illustrer cette remarque, notons que parmi les conditions du changement devrait figurer une refonte très profonde du régime juridique dans lesquelles une économie du type de l’« économie symbiotique » pourrait prendre forme.

Jean-Hugues Barthélémy, dans son « Manifeste pour l’écologie humaine » développe l’idée de refonder le droit non plus sur la notion de « droits fondamentaux » (forcément limités aux humains qui seuls peuvent contracter), mais sur celle de « besoins fondamentaux en souffrance » (incluant ainsi la nature). En posant la question en termes de symbiose et de régénération, vous introduisez les questions des « besoins fondamentaux en souffrance » des vivants (humains ou non).

Voyez-vous des liens possibles avec l’économie symbiotique que vous décrivez ?

Cette réflexion de Jean-Hugues Barthélémy me parait fondamentale. Fonder le droit sur les « besoins fondamentaux en souffrance » (du vivant y compris humain) fait le lien entre les droits humains et les droits du vivant. Je pense en effet que le droit du vivant est aussi une part manquante des droits humains. Cette approche par les besoins est très convergente avec l’économie symbiotique. Nous pourrions exprimer le postulat qui a fondé mon travail de cette façon : l’équi- libre planétaire fait partie des « besoins fondamentaux en souffrance » de Jean-Hugues Barthélémy.

 

Au même titre que la justice et la liberté ajoute Jean- Hugues Barthélémy !

Et J.-H. Barthélémy insiste : « Regardons ce qui satisfait nos besoins et ce qui ne les satisfait pas avant de nous demander ce qu’il faut pour satisfaire les besoins ». C’est cette démarche « amorale » (ne s’appuyant pas sur la morale) qui me semble essentielle pour muter dans un autre paradigme. C’est là un point de vue majeur !

 

Partir de cette notion de « besoins fondamentaux en souffrance » pour fonder le Droit, permet aussi de fonder la notion de Valeur, (dans tous les sens du terme : valeur économique, valeur éthique…) ; ce qui aurait une importance considérable pour asseoir le fonctionnement social.

La dimension relativement objectivable de cette notion de besoins peut-elle servir d’indicateurs dans l’économie, pour mettre en place des comptabilités intégrées permettant de mesurer la valeur au sens de l’économie, du social et de l’écologie ?

J’ai entamé une recherche à ce sujet, sous l’angle de la régénération et de l’économie symbiotique. Afin de mesurer avec cohérence les régénérations sociales, écologiques, économiques de toutes les parties prenantes, sans s’appuyant sur une base monétaire pour les comparer. Mais j’ai dû l’interrompre et je cherche actuellement les financements pour la continuer.

 

« Il me semble que ces notions d’enquête sur « Où atterrir ? » ; sur les attachements et les besoins fondamentaux, de ce qui nous relie à la vie, vont dans le même sens que l’économie symbiotique et le modèle régénératif. »

 

 

La conscience de la gravité et de l’urgence à agir a, notamment après cet été de catastrophes, maintenant gravi un nouveau degré au sein des populations. Mais elle ne se traduit que par de l’inquiétude et non par une mobilisation. Ce qu’il faut changer n’apparait pas vraiment. Dénoncer les effets, présenter des solutions ne suffit pas !

Pour Bruno Latour, il faut toucher les gens au niveau de leurs propres raisons de vivre, de ce qui les attachent profondément à leur vie, au lieu où ils vivent et à ce dont elle dépend. Point clé de la démarche, la méthode précise de « description » qu’il promeut. Cela permet une appropriation par les personnes de leurs attachements, des enjeux personnels et collectifs, d’orienter leur action, de comprendre les actions générales à mettre en œuvre et de se mobiliser.

Qu’en pensez-vous ? Une réflexion sur les solutions (et sur les conditions de leur réalisation) ne doit-elle pas aussi s’appuyer sur un tel questionnement (et sur la méthode de description) permettant de définir « où atterrir ? » ?

Et cette démarche s’inspirant des « Cahiers de doléances » de la révolution française, complètement renouvelée, ne pourrait-elle pas par ailleurs apporter une compréhension profonde des actions à mettre en œuvre, des conditions sociales (philosophiques, juridiques, économiques… voire politiques) de cette mise en œuvre ?

Il me semble que ces notions d’enquête sur « Où atterrir ? » ; sur les attachements et les besoins fondamentaux, de ce qui nous relie à la vie, vont dans le même sens que l’économie symbiotique et le modèle régénératif. Partir des besoins, mais aussi des habitants est essentiel. J’insiste sur le mot habitant avant le mot citoyen car il nous permet de nous relier à la vie.

En mettant l’accent sur les besoins fondamentaux, qui nous relient à la vie, le questionnaire présenté par Latour pourrait être relié à l’économie symbiotique. Il est par ailleurs de la même structure. L’économie symbiotique aussi pousse à faire la diffé- rence entre le besoin et le désir, et entre des « solu- tions » extractives et les propositions régénératives. Si tous les besoins peuvent être satisfaits de façon régénérative, l’ensemble de tous les désirs ne le peuvent pas : par exemple, les niveaux de consommation auxquels nous pousse la société consumériste actuelle ne peuvent pas trouver de « solutions » régénératives. C’est le cas par exemple de notre niveau de consommation de viande. Par contre, cela n’est pas le cas par exemple d’une piscine. Les piscines actuelles – extractives – consomment beaucoup d’eau et d’énergie et polluent. Alors que les piscines naturelles, dans des bassins épurés par des végétaux, apportent ces services écologiques de dépollution et de développement de la biodiversité.

 

« Favoriser l’innovation sociale, l’animation sociale (alors qu’il n’y a actuellement que des soutiens à l’innovation technologique ! »

 

Mais il s’agit là de question des solutions. Comment en sortir et aboutir à l’appropriation par les habitants des motivations leur permettant de passer de l’inquiétude à l’action ? Quel serait votre programme ?

L’éco-anxiété est en effet paralysante et la peur n’est pas positive si elle n’est pas associée à une possibilité d’agir et une voie de sortie.

Mon programme serait axé sur le développement économique et social à partir des territoires :

• Il s’agit par exemple de réhabiter le territoire, de faire des friches industrielles des lieux de réinvention avec les gens, par des jardins, des piscines naturelles, de l’économie collaborative et régénérative partant du territoire… Et pour cela de refaire du lien entre voisins, de se connaître, de faire la fête ensemble, des fêtes de quartier : un élu de Roubaix me disait qu’il ne devait plus y avoir de bar sans espaces verts permettant de laisser courir les enfants, et inversement. Il s’agit de de favoriser :

• L’innovation sociale, l’animation sociale (alors qu’il n’y a actuellement que des soutiens à l’innovation technologique !) ;

• Les usages plutôt que la possession : en louant par exemple des téléphones mobiles à l’usage, selon un mécanisme coopératif, on diminue le coût rapidement. Et le fabricant est motivé à une durée de vie plus importante, plutôt que de pousser très rapidement au réachat. On réduit le volume de déchets et on renforce l’emploi lié à la réutilisation des pièces et la maintenance. C’est ainsi que le prix mon téléphone que je loue à un fabriquant éthique et coopératif a diminué de 25 % alors que nous sommes en pleine période d’inflation. La possession ne nourrit que les extracteurs de matières premières et les intermédiaires. Elle coûte en réalité une fortune aux usagers ;

• C’est bien en partant des besoins, que l’on peut créer des solutions régénératives, pouvant faire tache d’huile, sans devoir attendre l’imposition de changements par le haut. Il faut penser le territoire pour créer ainsi des solutions de régénération !

 

Propos recueillis par Didier Raciné, Rédacteur en chef d’Alters Média

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