Sachons ne pas opposer penser et agir !
Nicolas Imbert directeur exécutif de Green Cross France et Territoires

Dans la situation où l’on doit trouver, sans boussole, ni sans carte, une orientation pour agir face aux conséquences des destructions de la planète par l’humain, un appel à l’action comme le « Plaidoyer pour un monde durable » de Nicolas Imbert a de l’importance.
Mais ne faudrait-il pas aussi expliquer pourquoi cinquante ans d’appels à l’action n’ont pas suffi pour créer un mouvement massif face à ce danger majeur ? Et, sur cette base, définir une orientation nouvelle à ces actions ?
L’anthropocène, on le sait, est né des destructions imposées par l’homme à la planète. Cette situation n’a pas pour origine une querelle de générations, même si Nicolas Imbert a raison d’évoquer cet aspect. Mais il ne faut pas se tromper de diagnostic, cibler la vieille génération au risque de brouiller les cartes.
Le style et le ton de l’ouvrage, concret, direct est à l’image de l’action démultipliée qu’a développée l’auteur à la tête de la partie française de l’ONG Green Cross, fondée il y a 30 ans par Mikhaïl Gorbatchev. Il ouvre une nouvelle Collection « Re-p(e)anser la planète ». Un livre à lire et faire lire !

 

Nicolas Imbert
directeur exécutif
de Green Cross France
et Territoires

 

 

 

 

 

Green Cross fêtera en 2023 ses trente ans d’activité. Son fondateur, Mikhaïl Gorbatchev, est décédé le mois dernier. Peux-tu nous en résumer, dans ses grandes lignes, l’histoire et les axes de travail principaux ? Quelle est la stratégie de Green Cross France ?

Green Cross est une ONG d’un type assez particulier : elle est née au Sommet de la Terre à Rio en 1992, de la volonté de Mikhaïl Gorbatchev et Jacques Yves Cousteau qui y avaient été invités pour modérer les discussions. Ils ont considéré qu’en complément des actions des Etats, il fallait mobiliser la société civile autour de valeurs liées au Climat, identiques à celles de la Croix Rouge dans le domaine du social c’est-à-dire : neutralité par rapport aux institutions, mise en place de réseaux d’acteurs diversifiés, de projets de terrain plus que d’idéologies, développement sur la base de ces projets de plaidoyers nationaux et internationaux. L’action se structure autour de cinq priorités :
•  L’eau, les océans et les littoraux qui constituent un besoin vital et la première priorité à l’échelle de la journée,
•  L’alimentation, l’agriculture et la pèche, respectueuses des écosystèmes, éléments structurants de la vie à l’échelle de la semaine,
•  Les enjeux énergétiques et de sobriété énergétique en considérant les sources de production, les modes de consommation et les capacités de services énergétiques sous le régime des 4 D (décarbonés, diversifiés, déconcentrés, démocratiques),
•  Passer d’une économie linéaire à une économie circulaire,
•  Prévenir les conflits environnementaux pouvant naître autour des ressources minières dans les grands bassins stratégiques, en facilitant les résolutions pacifiques des enjeux inter étatiques sur ces questions.
Quand on voit la nature des dangers du monde actuel, on mesure le caractère visionnaire de ce programme : 30 ans après, cette feuille de route parait toujours plus d’actualité ! Et on mesure aussi les résultats chiffrés de nos actions : 30 bureaux dans le monde, 400 permanents, 18 M€ de budget, de nombreux projets, un réseau de 20 000 personnes invitées ou confrontées à nos actions en France (200 000 dans le Monde). Un réseau constitué, mobilisé, mais des moyens qui restent limités face à l’urgence climatique que l’on vit.

 

Tu es le responsable de Green Cross France Et tu publies ces jours-ci un ouvrage important, « Plaidoyer pour un monde durable », qui est le premier ouvrage d’une collection que tu dirigeras « Re-p(e)anser la planète »
J’ai lu avec un grand intérêt cet ouvrage qui présente de façon précise, large et détaillée les thèmes de la grande transformation que la société mondiale, mais aussi en France, doit réaliser pour éviter les effondrements écologiques, climatiques de notre monde.
Il s’agit d’une approche large : les grands sujets abordés sont par exemple les questions de santé, d’alimentation et d’agriculture, des pollutions (des sols, de l’air, de l’eau), de l’énergie, de nos rapports au vivant, de la biodiversité, des questions d’adaptation, d’atténuation, de résilience face à ces mutations, de cohérence sociale, …
L’analyse est détaillée, précise et sans concessions. On ne peut qu’être d’accord avec beaucoup de ses propositions. Cela constitue un état des lieux des solutions disponibles qu’il est important de mettre en œuvre pour maintenir la planète habitable.
Quel sont, là aussi dans leurs grands traits, les intentions éditoriales, et du Plaidoyer et de la Collection ?

C’est un projet personnel qui veut casser les codes sur de nombreux champs de l’action, redire pourquoi nous sommes dans cette situation d’urgence, présenter une vision systémique et non un regard d’expert utilisant le petit bout de la lorgnette.
Je veux partir de la vie courante, comme piste pour trouver des solutions qui s’appuient sur cette vie du quotidien sur trois choses urgentes : l’alimentation, l’énergie et les modes de vie.
Les droits d’auteurs seront partagés entre Green Cross et moi, mais le livre reste un témoignage, un point de vue et une position personnelle, simple et à hauteur d’humain, de telle sorte que chacun puisse se faire ses propres idées, un ouvrage plus orienté sur l’action que sur le bla bla.
C’est cet esprit que nous voulons donner à la nouvelle collection « Re-p(e)anser la planète » que nous lançons : le titre est voulu et assumé, nous devons prendre soin de la planète, aider à sa régénération, pour léguer aux jeunes générations et aux générations futures une planète sur laquelle il fera bon vivre.

 

Je veux partir de la vie courante, comme piste pour trouver des solutions qui s’appuient sur cette vie du quotidien sur trois choses urgentes : l’alimentation, l’énergie et les modes de vie.

 

Ton ouvrage est un état des lieux des solutions disponibles, un plaidoyer pour l’action : cela est très utile, nécessaire.
Mais pourquoi ces appels ne fonctionnent pas vraiment ? Pourquoi n’y a-t-il pas d’implication massive des populations, absolument nécessaire pour imposer des mesures nécessaires aux milieux dirigeants, pour imposer qu’ils prennent réellement la mesure des enjeux ?
Que faire d’autre ? Telles sont les questions de stratégie générale que nous aimerions discuter avec toi.
Nous arrivons au moment de l’interview de renverser la table ! Le sujet du climat est en effet trop sérieux pour n’être partagé qu’avec les seuls écologistes. Je ne me définis pas forcément comme écologiste : il faut concilier diverses approches, associer gestion des risques et construction de politiques territoriales, de santé, en matière d’alimentation, d’énergie … pour un futur durable. Nous sommes à un moment où nous devons faire le bilan de ce qui ne reviendra jamais (comme l’énergie facile) et sur les nouvelles raisons d’espérer ! Nous sommes au tout début de la route et on n’a pas de carte !

 

Nous sommes au tout début de la route et on n’a pas de carte !

 

Je partage cette position : je constate avec toi que nous n’avons ni la carte, ni la mobilisation des personnes pour ouvrir le chemin d’une route longue et très complexe.
C’est la question que pose Bruno Latour : « Où atterrir ? », c’est-à-dire qu’elle est la meilleure façon pour a) cartographier le territoire, identifier le chemin sur lequel nous devons nous engager et b) comment donner aux populations l’envie et les moyens s’y engager ? Car les deux questions sont tout à fait liées et les réponses ne peuvent venir que des citoyens : « Nul autre que le citoyen n’est en mesure d’explorer et de décrire ce à quoi il est réellement attaché. Et sans cette auto-description, point de compréhension réelle du territoire vécu » (Bruno Latour).
À ce jour, les personnes et leurs collectifs ne sont pas questionnés réellement sur ce qui c’est vital pour elles, et l’on ne cherche pas concrètement avec elles ce qui s’oppose à ces besoins vitaux, et comment y remédier. On se prive ainsi du moyen de les mettre en mouvement pour agir, pour co élaborer et co construire ce monde « où atterrir ? »
Qu’en penses-tu ?
N’est-ce pas dans la tête des personnes et des collectifs que se jouent les transformations ? N’est-ce pas en impliquant les personnes et les collectifs dans une co construction de ce qui est essentiel, voire vital pour eux, que l’on massifiera le mouvement social ? Que l’on permettra à tous ceux qui sont le plus impactés par la mutation de s’orienter et de récupérer leur puissance d’agir ?
Il faut chercher le chemin et la première étape est la co construction démocratique et dans la transparence ; en faisant connaître les enjeux et des pistes de solutions. Le mauvais navigateur dans ce cas regarde en arrière et veut répéter et refaire toujours les mêmes choses. Or, non ! Il faut regarder vers l’avant ! Il n’est pas admissible que lorsque la Convention Citoyenne pour le Climat émet 130 propositions fortes, seules 17 aient été retenues et en fait uniquement 5 mises en œuvre. Il n’est pas acceptable que l’on refuse d’instaurer le contrôle technique aux motos, envoyant ainsi un mauvais signal en matière de pollution et de sécurité, pour ne pas fâcher les motards ! Il n’est pas acceptable que la France ait choisi de subventionner le carburant face à l’augmentation des prix de l’essence (consécutive à la guerre d’agression russe en Ukraine), nous privant ainsi de toute évolution des comportements en matière de décarbonation, alors que l’Espagne (et partiellement l’Allemagne) a préféré rendre le train gratuit pendant 9 mois, facilitant durablement le report modal.
Je n’ai pas choisi de faire un livre moraliste, mais de montrer la réalité, de souligner que nous avons une falaise devant nous et qu’il faut affronter ce moment lucidement.
Il y a un problème de construction des communs et l’écologie politique n’est pas au niveau des enjeux, les partis qu’ils se revendiquent ou non écologistes ne maîtrisent pas encore ce qui permettrait de relever les défis qui sont devant nous !
Il y a quelques années, nous avions des penseurs qui parlaient de décroissance, de découplage, de lutte contre les phénomènes climatiques extrêmes, … Actuellement, il y a absence de cap ! Les partis (y compris écologistes) ne maîtrisent pas l’économie des communs, on a une situation de dissensus au sein de la société, les projets des décideurs divergent de ceux de la base : ainsi, du fait du COVID, a-t-on assisté à un mouvement de population des villes vers les campagnes, renforçant les usages de l’automobile.

 

Il faut chercher le chemin et la première étape est la co construction démocratique et dans la transparence ; en faisant connaître les enjeux et des pistes de solutions.

 

Comment obtenir l’adhésion massive des populations ? Je reviens sur cette question :
En proposant cette démarche, Bruno Latour, voulait renouveler dans les conditions de notre époque l’expérience des « Cahiers de doléances » de la révolution française. Le Collectif « Où atterrir ? » que soutient concrètement Alters Média, mène concrètement ce type de démarche sur plusieurs espaces.
Quelle stratégie adopter pour faire en sorte que les populations massivement s’impliquent dans le mouvement de transformation sociale que tu appelles de tes vœux ?
Il est en effet important de bien poser les problèmes : je rejoins la dynamique de co construction, telle que proposée par Latour. Elle est essentielle : la gauche, le monde libéral, mais aussi la droite nationaliste sur les questions de territoires, travaillent tous sur le long terme pour trouver des solutions.
L’angle du livre est d’impliquer les gens, mais la co construction est gangrenée par la présence de retraités qui ont autorité sur tout. Il faudrait une nouvelle forme de vote : donner aux personnes autant de voix qu’ils ont de dizaine d’années à vivre ! Cela permettrait de répondre à la situation de blocage, où la jeunesse ne se reconnait plus du tout. Cette situation risque de provoquer des violences du fait de l’incompréhension des dirigeants, de l’acharnement dans l’inaction climatique et au bénéfice de quelques-uns.
Car nous constatons une fracture générationnelle, renforcée par le poids électoral des vieux qui, à la différence des jeunes, votent massivement. Il faut faire à ce sujet un profond aggiornamento et se dire les choses. La génération de 68 a pratiqué un triple hold up :
•  Hold up générationnel : la génération d’après-guerre fait tout, par ces modes de capitalisation et de consommation, pour ne pas repartager le pouvoir, ni le faire circuler. Les écarts de revenus entre retraités et jeunes explosent (il fallait 10 ans de travail à l’ancienne génération pour avoir une maison ; de nos jours 30 ans).
•  Hold up géographique : « En maintenant le reste du monde sous domination économique et idéologique, ils ont bâti, par leurs actions et leur mode de vie, un réseau d’esclavage moderne à leur service exclusif ».
•  Hold up diplomatique : l’idéologie de croissance, l’absence de gestion qualitative de celle-ci, conduisent à développer un imaginaire du vivre ensemble (chacun son pavillon de banlieue, avec SUV, loisirs à la Disney, …) qui ne correspond absolument pas à ce qui serait résilient.
La stabilité n’est plus assurée, on voit des scientifiques qui rentrent en rébellion, et qui ayant épuisé les possibilités de la discussion, prônent la désobéissance civile. La cohésion sociale n’est plus assurée et on entend le préfet de Police de Paris, le préfet Lallement, parler de « camp contre camp ».

 

Nous cherchons à mettre en place des projets sur des territoires pilotes (et notamment en Nouvelle Calédonie) qui aident à construire la résilience écologique concrètement, à faire émerger des solutions correspondant à la situation

 

Tu mets l’accent à de nombreuses reprises sur la dimension générationnelle de ce hold up. Je pense que c’est erroné, que ce n’est pas vraiment le cœur du problème, et que c’est se tromper de cible.
Ce qui est en cause c’est, selon moi, la recherche systématique de la productivité, de la performance, du profit qui est la cause de ces inégalités. Le productivisme, le consumérisme, la financiarisation de l’économie, la transformation de toutes les activités humaines en marchandise, l’absence de régulation qui permettrait réellement de maîtriser ces effets pervers ont conduit à cette situation de pré effondrement social et environnemental.
Cette évolution d’une société égoïste n’est pas mon propos. La cause de l’échec est cette génération qui conduit la société depuis une vingtaine d’année. Je plaide dans mon livre pour que soit laissé à la génération actuellement montante les leviers de la société, pour mettre en place d’autres priorités, d’autres choix structurants, un autre mode de rapport à la vie et notamment au travail. Orienter le combat pour construire une société alternative ne peut aboutir : ces utopies seront toujours minoritaires. Nous cherchons à mettre en place des projets sur des territoires pilotes (et notamment en Nouvelle Calédonie) qui aident à construire la résilience écologique concrètement, à faire émerger des solutions correspondant à lasituation, sans prétendre changer tous les problèmes du Monde. Je constate une évolution de la Doxa économique : dans les années 90 – 2000, les économistes construisaient des modèles basés sur des visions idéales sociétales et sociales. Actuellement les économistes sont plus axés sur les questions du partage de la rareté dans un monde fini, de la préservation de la vivabilité. Avec des personnalités aussi diverses que Bertrand Badré, Esther Duflo, Gaël Giraud, Pascal Petit, on voit émerger une économie de l’inclusion, de réponse aux urgences, qui passe par le retour en grâce de la gestion des communs.
J’ai beaucoup de respect pour le travail de René Dumont, Bruno Latour, Henry David Thoreau, le Pape François et son encyclique Laudato Si, les éclairages du Dalaï Lama et de Matthieu Ricard, mais également pour que l’on redécouvre Léo Lagrange, promoteur des réseaux de la jeunesse, des colonies de vacances, ainsi que Louis Guilloux qui avec la Maison du Peuple préfigurait une forme de société résiliente, sobre et heureuse. Je me suis beaucoup inspiré de divers penseurs. Mais j’ai voulu faire un livre en phase avec son temps, un livre court, à portée d’humain, pas un essai ni une thèse.

 

Propos recueillis par Didier Raciné, Rédacteur en chef d’Alters Média

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