Futur et Prospective : Acquérir la capacité à s’accorder et à pouvoir « composer avec »
Plus de Futur ? Comment (re) construire ensemble des futurs positifs

Sommaire du dossier Futur et Prospective :

  1. Dider Raciné, Retour sur le futur !
  2. Jean-Éric Aubert, Plus de futur ? Comment (re)construire ensemble des futurs positifs
  3. Carine Dartiguepeyrou, Prospective socioculturelle – L’analyse des tendances de la société par l’évolution des valeurs
  4. Jacques Theys, Pour surmonter la « panne du futur », une prospective à réinventer
  5. Julien Dossier, La fresque du bon gouvernement de Sienne
  6. Alice Canabate, L’écologie politique – L’art difficile de se préparer au temps qui vient !
  7. Didier Raciné, Émergences socioculturelles et l’habitabilité de la Terre
  8. Jean-Pierre Seyvos, Acquérir la capacité à s’accorder et à pouvoir « composer avec »
  9. Riel Miller, Repenser la notion de futur, l’apport du Programme Littératie des futurs de l’UNESCO

Dans le débat ouvert sur les émergences socio-culturelles qui peuvent orienter l’évolution de notre monde, figure le souhait de plus en plus partagé de « changer de projet d’émancipation et de forme de progrès », et la recherche d’une démarche qui permette de le définir.
Jean-Pierre Seyvos, musicien, compositeur, concepteur et animateur de projet culturels innovants, mais aussi co-dirigeant du Collectif Où atterrir ? né de la démarche proposée par le philosophe Bruno Latour, décrit les leçons de son expérience, dont l’objet est de créer les outils et capacités pour que se composent une nouvelle culture porteuse de ces aspirations et de nouvelles formes de prospérité.

 

Jean-Pierre Seyvos
Co- directeur artistique de S-composition, co-dirigeant du Centre-Réseau Ressources
« Où atterrir ? »

 

 

 

 

 

 

La démarche du Collectif Où atterrir ? est connue pour « situer » les choses évoquées, ne pas avoir de paroles hors sol, mais au contraire de s’y enraciner.
Pouvez-vous préciser votre itinéraire, « d’où vous parlez » ?
Depuis plus de dix ans, une de mes activités principales a été de concevoir et mener des projets de « création partagée » sur des thèmes liés aux enjeux du monde d’aujourd’hui, avec des personnes de tous âges et milieux, habitant le territoire sur lequel se déroulait le projet. J’entends par « création partagée » des projets dans lesquels la réflexion et le travail de fond sur le sujet choisi, comme le travail de création – ou plutôt de co-création –, se font à partir des points de vue, des idées et des parcours des personnes impliquées dans le projet, et avec elles, depuis le démarrage jusqu’à la représentation finale dont elles sont les principaux acteurs.
Auparavant j’avais été pendant 3 ans chef de projet d’une grande concertation et réflexion de fond au niveau national sur l’éducation et les enseignements artistiques, avec la plupart des grandes fédérations et associations du secteur, les associations d’élus, et de très nombreux acteurs impliqués dans le domaine. Nous avons organisé dans cette période de nombreuses Assises, nationales et en régions, dans lesquelles nous essayions de renouveler les manières de faire travailler et réfléchir ensemble des personnes de métiers et de niveaux de responsabilité différents, en croisant et hybridant des outils et modalités artistiques, collaboratives, contributives et conviviales.
Et puis, plus récemment, j’ai participé à la conception et à la mise en œuvre du projet pilote « Où atterrir ? », d’après le livre éponyme de Bruno Latour de 2017. « Où atterrir ? » c’est une expérience artistique, scientifique et politique, sous la direction du philosophe lui-même ; une recherche-action, financée par le ministère de la transition écologique, qui vise à faire émerger une nouvelle description des territoires et de nouvelles formes de participation à leur transformation.

La construction d’une nouvelle culture consciente et assumée, qui nous permette de changer de projet d’émancipation et de forme de progrès. »

 

Comment « Anticiper le futur par les émergences culturelles et socio-politiques » est le thème du débat auquel vous avez participé en juin.
Quelle approche avez-vous de ce sujet ?
Je vais essayer de changer d’angle de vue, en prenant celui d’un musicien, d’un compositeur plus exactement.
Il y a aujourd’hui indéniablement une émergence culturelle et socio-politique – cette émergence se traduit de différentes manières, notamment :
• Par un besoin de revenir au « territoire » par exemple, et d’associer les habitants sur les sujets qui les concernent ;
• Par la notion de « droits culturels », qui a fait son entrée dans la loi française en 2015, avec l’article 103 de la loi NOTRe qui énonce : « La responsabilité en matière culturelle est exercée conjointement par les collectivités territoriales et l’État dans le respect des droits culturels ».
Cette émergence culturelle est également déclenchée ou amplifiée par différents facteurs : la crise écologique et climatique, la crise démocratique, etc. : on vit et on ressent le besoin d’un changement de monde… d’un changement de paradigme, en fait. La nécessité d’émergence d’une culture qui nous permette de faire face au Nouveau Régime Climatique, pour reprendre le terme créé par Bruno Latour.
Et il y a une multitude d’initiatives, partout « sur les territoires » comme on dit (encore ce mot de territoire…), et dans une grande partie du monde. Mais ces très nombreuses initiatives restent encore trop peu reliées, non systémiques. C’est Edgar Morin dans son livre « La voie », de 2012, qui parlait de « la nécessité que ces initiatives, encore trop isolées et peu visibles se relient pour devenir « systémique ».
Ce qu’il nous faut aujourd’hui – pour rentrer dans le vif du sujet – c’est passer de « l’émergence » à la fabrication d’une nouvelle culture. La construction d’une nouvelle culture consciente et assumée, qui nous permette de changer de projet d’émancipation et de forme de progrès. D’avoir un projet « d’engendrement » possible (c’est le terme que Bruno Latour utilise dans son livre « Où suis-je ») – un projet d’avenir. Et non un projet de modernité menant à la stérilisation. Nous avons besoin de l’émergence d’une nouvelle forme – et d’un nouveau projet – de « prospérité ».
Seulement aujourd’hui, il y a certes une émergence, mais pas encore la capacité d’inventer, ou plutôt de « composer avec » – avec les humains et le reste du vivant –, ce qui pourrait être un projet d’avenir ; un « futur positif », pour reprendre le titre de la rencontre de la Société française de prospective. La nouvelle culture dont nous avons besoin nécessite l’acquisition d’un véritable « équipement » – un outillage –, une « encapacitation » de chacun.e. (Empowerment dit-on en anglais).

La nouvelle culture dont nous avons besoin nécessite l’acquisition d’un véritable « équipement » – un outillage. »

C’est pour cette raison qu’a été conçue cette démarche « Où atterrir ? » et le projet du même nom ?
Dans le livre « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique » de Bruno Latour, ce projet d’avenir suppose notamment de réapprendre que l’on a des dépendances, de pouvoir les décrire… les décrire sans « discuter », sans donner son point de vue, c’est le premier des principes de travail du projet Où atterrir ? : « Décrire et pas discuter – pas d’opinions ».
Décrire ses dépendances donc, et par là même être en mesure de les choisir, nos dépendances.
C’est tout l’enjeu de ce projet « Où atterrir ? », que nous avons pu mener pendant 1 an et demi avec 3 groupes d’habitants (2 groupes d’adultes et un groupe de jeunes, en région Centre et Nouvelle-Aquitaine), et pour lequel aujourd’hui nous avons aujourd’hui un afflux croissant de demandes de collectivités, de structures de diverses natures, d’entreprises…

Nous vous renvoyons à l’article présenté dans ce Numéro « Le projet Où atterrir ? » pour une présentation plus complète du projet et de sa démarche.
Il nous faut réapprendre collectivement à nous décrire, à nous écouter, à partager ces descriptions, à nous accorder, afin de pouvoir se situer collectivement sur de nouveaux territoires. Cette question de trouver un accord, de s’accorder, de trouver de nouveaux types d’accords, c’est ce qui me semble à la fois le plus nécessaire et le plus difficile. Nous ne sommes ni éduqués, ni outillés pour ça.
Dans les projets de création partagée que nous avons développé avec Chantal Latour au sein de S-composition pendant plus de 10 ans, il était frappant de constater, au démarrage de ces projets, la très grande difficulté d’écoute réciproque entre les participants qui ne se connaissaient pas, et qui pour partie venaient de mondes et de milieux très différents (tout en habitant sur ce qu’à l’ancienne on pourrait appeler le même « territoire »). Remarquable aussi le peu de désir d’aller dans ce sens… Chacun a raison (!) et les autres peuvent très vite devenir des cons que l’on a du mal à supporter lorsqu’ils s’expriment. Il faut bien une année, voire plus, d’ateliers réguliers, pour arriver à créer cette écoute – réciproque – et la capacité à nourrir et co-construire ensemble un objet commun nourri des points de vue/ points de vie, des parcours, des univers de chacun.e, qui entretemps auront aussi pu évoluer.
Faire monde commun… déjà même arriver à s’entendre à quelques-uns pour arriver à inventer et fabriquer ensemble un objet collectif… ce n’est vraiment pas gagné ! Et cela prend du temps.

Est-il possible aujourd’hui de passer d’une culture du gagnant et du perdant à une culture de la coopération et de la composition où y a l’invention par deux personnes d’une chose nouvelle qu’aucune des deux n’aurait pu imaginer seule ? »

Alors justement, comment « faire monde commun » ? Comment composer avec les humains et les non humains, avec l’ensemble du vivant ? Comment créer de nouveaux accords ? Et pourrait-on valoriser l’art de la composition, et non le qualifier de compromission ?
« Composer avec » est souvent l’expression d’une contrainte désagréable (« il va falloir composer avec »… et l’on fait une moue explicite), or on est dans un univers composé, constamment, dans une co- fabrication de nos conditions d’habitabilité avec les autres vivants. Il va donc bien falloir « composer avec » ! et réaliser que nous sommes nous-mêmes composés, composites…

Si l’on s’y penche de plus près, qu’est-ce que cela nécessite ? De quels types de compétences a-t-on besoin pour cela ?
D’une façon assez concrète je propose de classer ces compétences de façon synthétique en 3 catégories, que l’on pourrait d’ailleurs nommer « compétences d’habitabilité » :
• La première : le développement des capacités sensibles
Des compétences qui nous permettraient de résoudre cette forme de « crise de la sensibilité » dont parle Baptiste Morizot dans l’introduction de son livre « Manières d’être vivant ».
C’est-à-dire, entre autres, des compétences d’écoute réciproque – et être capable de pouvoir bouger en fonction de ce que l’on écoute – avoir la capacité à s’ajuster.
C’est l’exemple de cette personne dans le bus, qui se tient debout à un endroit et qui, sans en changer lorsque le bus se remplit, est prise au dépourvu et se met en colère lorsque la pression physique monte parce que sa place est devenue problématique dans les circulations d’une situation qui se reconfigure.
C’est avoir également la compétence de se déplacer par rapport à ses habitudes et surtout ses représentations ; et des compétences d’expression, et « d’articulation »… pour se faire entendre et comprendre. Bien sûr pour cela il faut des exercices, inventer différentes formes d’ateliers.
Cette première catégorie inclue aussi un volet sur les émotions et les « affects ». Devant l’urgence et la force de la situation actuelle, les émotions peuvent nous envahir.
Être capable, à l’intérieur d’un sentiment très fort et global, de discerner de quoi se compose ce ressenti, de quels types d’émotions conjuguées il est le résultat, est un travail nécessaire pour échapper à l’impuissance, aux « passions tristes », et retrouver de la capacité d’agir.
Dans un autre registre il nous faut également travailler, de différentes manières, sur les nouveaux « affects » dont nous avons besoin pour saisir et nous ajuster à la nouvelle situation, totalement inédite, dans laquelle nous nous trouvons. (La solastalgie par exemple, ou bien l’émerveillement de découvrir un nouveau monde, le nôtre, cette fameuse « zone critique » dont nous ignorons tant de choses…)
• La deuxième : développer des compétences essentielles de description et d’auto-description de ses dépendances et de ses réels attachements – et être capable de rendre visibles les dépendances que l’on a invisibilisées – ce que développe notamment Geneviève Pruvost dans son livre « Quotidien politique ».
Être en mesure de connaitre notre territoire de vie, ce qui nous constitue. Savoir de quoi on parle, avoir une connaissance réaliste/réelle de notre monde, la « Zone critique ».
• Et enfin, développer des compétences d’invention en collectif, de composition.
Être capable de faire émerger quelque chose, qui ne préexiste pas avant – et qui n’est pas le simple ajout des deux propositions initiales de deux personnes.

Si l’on parle de composition dans un monde d’inter-dépendances, peut-on faire en sorte que nous puissions tous être des compositionnistes en puissance ? »

Comment arriver à faire émerger de nouvelles manières de faire et percevoir ce qui émerge ?
Pour composer, Il faut déjà s’accorder. S’accorder c’est un ensemble de compétences sensorielles, physiques, physiologiques et techniques. La technicité nécessaire à pouvoir s’accorder, ça se travaille (pour un musicien c’est très concret !) Pour un débutant, c’est très difficile, et une fois que l’on sait accorder son instrument, il faut s’accorder avec les autres – encore plus difficile –, puis essayer de jouer ensemble, etc.
S’accorder, ça se travaille. Ça se cultive.
A contrario on ne peut pas dire que les musiciens instrumentistes soient toujours de grands êtres d’écoute aux compétences relationnelles hors pair ; l’énergie déployée dans une direction spécifique n’est pas automatiquement transférée dans d’autres domaines – mais cela montre à quel point les compétences sont liées à la manière dont on dirige son attention, et que l’on peut faire des choix sur ce qui nous importe collectivement de développer. C’est ce dont nous avons besoin aujourd’hui.
Mais une fois que l’on est accordés, il faut apprendre à jouer ensemble… et surtout à composer ensemble. Il est donc nécessaire de développer un art de la composition. Il est très beau ce mot de « composition » : C’est à la fois :
– L’action ou la manière de former un tout en assemblant plusieurs parties, plusieurs éléments.
– L’action de composer une œuvre intellectuelle, artistique.
Mais c’est surtout :
– L’action de créer une entité cohérente et indivisible située à un niveau supérieur à la simple combinaison des éléments la composant.
– Et une action stratégique de conciliation, politique, sociale.
Développer un art de la composition, donc… Ce n’est pas tout à fait ce que nous avons appris… Ni à l’école, ni ailleurs, où il faut être le.la meilleur.e… Combien y a-t-il de meilleurs dans une classe à l’école… Et que sont les autres ?
Nous sommes partis tout à l’heure de l’émergence d’une culture. Est-il possible aujourd’hui de passer
– d’une culture du gagnant et du perdant, avec la valorisation de la compétitivité, qui veut dire compétition, qui veut dire production de perdants,
– à une culture de la coopération et de la composition, où, si l’on est deux, il n’y a pas un gagnant et un perdant, mais l’invention par deux personnes d’une chose nouvelle qu’aucune des deux n’aurait pu imaginer seule ?

Et comment passer de la compétition à la composition ?
Ou de hors sol à terrestre, autrement dit… ! Je ne parle pas d’une vision angélique dans laquelle les luttes de place auraient disparues, mais d’une aptitude essentielle à pouvoir « composer avec », qui modifierait en profondeur une très grande partie des interactions dans lesquelles nous sommes partie prenante.
Est-ce qu’on peut passer de l’objectif de compétition – car aujourd’hui il peut s’agir d’un objectif plus encore que d’un état de fait – à celui de coopération créative (si j’utilise des mots plus courants) ? Cette vision est d’ailleurs beaucoup plus proche de la réalité ; nous sommes de fait composés, composites, et en constante interdépendance. C’est ce qui nous rend vivant, c’est cela justement qui « génère » un devenir ; nous sommes des « holobionts », pour reprendre le terme inventé par la biologiste Lynn Margulis – composés, composites – et nous sommes de fait tous des compositeurs (chacun.e dans nos domaines).
Mais si l’on parle de composition dans un monde d’interdépendances, peut-on passer de la figure du compositeur (seul créateur, solitaire, démiurge et génial… majoritairement masculin) à la figure d’une ou d’un « compositionniste » – et faire en sorte que nous puissions tous être des compositionnistes en puissance ? Ce serait ça, l’encapacitation (l’empowerment) de chacun.e. Et le retour possible d’une confiance, à divers titres.
Au cours de cette journée organisée par la Société française de prospective, Bertrand Badie disait : « Pourquoi le politique ne serait-il pas prestataire de la co-existence » ? Je pourrais dire en suivant : pourquoi ne serait-il pas prestataire de création de circonstances pour favoriser l’encapacitation des personnes, leur confiance mutuelle dans leurs capacités individuelles et collectives, et leur capacité à être « compositionniste » ensemble ?

Et comment développer cela à grande échelle, « tête de pipe par tête de pipe », et faire émerger définitivement une culture, dans laquelle nos compétences d’habitabilité – et d’émerveillement – seraient enfin ajustées aux réalités terrestres ?
Dans le manifeste pour la création du master d’expérimentation en Arts et politique (SPEAP – Sciences Po École des arts politiques), Bruno Latour écrivait :
« Pour composer le monde commun quand il n’y a pas de monde commun mais un plurivers dont on a mesuré l’irrémédiable pluralisme, la diplomatie prend tout un autre sens et ne concerne plus que les seuls humains. La cosmopolitique a besoin de diplomates. L’école des arts politiques se définit donc aussi comme un apprentissage de la diplomatie avec là encore sa version basse – l’arrangement astucieux et habile – et sa version haute – la composition audacieuse. Ce que justement le grec appelle un « cosmos », un bel arrangement ».
Encore un terme musical !

Propos recueillis par Didier Raciné, Rédacteur en chef d’Alters Média

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *