
Sommaire du dossier Futur et Prospective :
- Dider Raciné, Retour sur le futur !
- Jean-Éric Aubert, Plus de futur ? Comment (re)construire ensemble des futurs positifs
- Carine Dartiguepeyrou, Prospective socioculturelle – L’analyse des tendances de la société par l’évolution des valeurs
- Jacques Theys, Pour surmonter la « panne du futur », une prospective à réinventer
- Julien Dossier, La fresque du bon gouvernement de Sienne
- Alice Canabate, L’écologie politique – L’art difficile de se préparer au temps qui vient !
- Didier Raciné, Émergences socioculturelles et l’habitabilité de la Terre
- Jean-Pierre Seyvos, Acquérir la capacité à s’accorder et à pouvoir « composer avec »
- Riel Miller, Repenser la notion de futur, l’apport du Programme Littératie des futurs de l’UNESCO
Le futur émerge sous nos yeux ! Dans les conflits, controverses et paradoxes qui secouent la planète. Ce qui est en panne, c’est notre capacité à y percevoir une orientation, un sens. C’est l’objet d’une approche dite d’« émergences socioculturelles » que nous décrivons dans cet article.
Mais le futur porte en lui le poids du passé et des conséquences physiques de la façon dont nous avons occupé la Terre et cherché à la dominer et l’exploiter. Et cette destruction des conditions même de vie sur Terre est l’enjeu de ce XXIe siècle. Partant de l’approche d’émergence culturelle, nous voulons étudier les conditions d’habitabilité de la Terre. Ce sont les prémisses d’un tel travail de recherche action que nous avons présentés le 22 juin, et que nous résumons ci-dessous.
Didier Raciné
Rédacteur en chef d’Alters Média, membre du Think Tank Alters
Émergences socioculturelles et prospective
Le cœur du travail que nous avons engagé et que nous proposons de mener collectivement est de chercher à travers les «émergences socioculturelles», ce qui pourrait être prémonitoire.
Les grands mouvements historiques, et nous en vivons un, naissent dans un bouillonnement de nouvelles pensées et de nouveautés sociales. Les exemples sont tellement nombreux qu’on ne peut lister que les principaux :
• La révolution française avec la philosophie des Lumières (de Montesquieu à Diderot, en passant par Voltaire et Rousseau)
• La Réforme et le protestantisme (Luther, Calvin…)
• La révolution sociale (avec les écrits des anarchistes, premiers socialistes, de Marx…)
La critique de cette modernité prépare la naissance d’un nouveau monde, avec les thèmes de l’anthropocène, de l’habitabilité du monde et du contrat naturel.
La transformation du monde que nous vivons suscite tout autant de bouillonnement d’idées fortes et d’actions : ainsi, la critique de la modernité et de ses conséquences (destruction écologique, changement de régime climatique…) prépare la naissance d’un nouveau monde. Le cœur du travail que nous avons engagé et que nous proposons de mener collectivement est de chercher à travers les « émergences socioculturelles », ce qui pourrait être prémonitoire à ce sujet. Quelles orientations historiques suggèrent-elles, comment elles influencent l’évolution peut être pas directement, mais en suscitant ainsi de nouvelles créations dans des directions inattendues et souvent imprévisibles ?
Les thèmes de l’anthropocène, de l’habitabilité du monde et du contrat naturel ont été longuement préparés par divers penseurs : au plan de la philosophie et l’anthropologie, citons notamment Michel Serres, Descola, Bruno Latour, James Lovelock ; concernant les technologies (Simondon, Bernard Stiegler…) et l’écologie (Jacques Ellul, Illich, Gorz…).
Comment s’effectue cette création d’un nouveau monde ? Comment les idées influencent-elles long-temps à l’avance ces évolutions ? Il faut relire Bergson et l’évolution créatrice. Un extrait : « La vie telle qu’elle se présente dans notre expérience, ne renvoie pas à une création transcendante, elle ne renvoie pas à même seulement à une création « immanente » et pure, mais à une création limitée et « finie » qui rencontre en outre des obstacles, et même qui rencontre des obstacles tels qu’ils la renversent dans une direction absolument opposée ce qui la rend presque impossible à concevoir » cité par Frédéric Worms dans son Introduction à L’évolution créatrice de Bergson.
Pour un travail collectif sur le thème de l’habitabilité de la planète
L’étude engagée sur ce thème vise à fixer une méthode, une ambition et le point de départ d’un projet et une recherche collective.
Tout comme la pensée moderne (René Descartes, Emmanuel Kant par exemple) a précédé la naissance du monde moderne dont nous héritons, la critique de cette modernité prépare la naissance d’un nouveau monde, avec les thèmes de l’anthropocène, de l’habitabilité du monde et du contrat naturel.
Cette critique de la modernité n’est pas uniquement œuvre intellectuelle (comprendre en quoi la modernité est à la base des problèmes dont pâtit la planète, défaire les imaginaires de cette modernité) : elle a donné lieu à de très vastes mouvements sociaux, initiatives et actions de tous ordres, visant à savoir « Où atterrir ? », où se resituer, sur quel lien tabler pour construire la vie souhaitée. La richesse des analyses des chercheurs et des actions menées dans ce sens peut donc nous orienter dans notre réflexion pour poser la question particulièrement complexe d’un Contrat politique posant la question de l’habitabilité de la Terre.
L’étude engagée sur ce thème vise à fixer une méthode, une ambition et le point de départ d’un projet et une recherche collective. Il veut aussi éclairer sur le long terme en insistant sur :
• La dimension philosophique, anthropologique et morale (et non principalement matérielle) de cette notion d’habitabilité, avec notamment les travaux de Michel Serres, Émanuele Cocci, Bruno Latour, Philippe Descola, David Graeber et David Wengrow (Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité).
• Les problématiques d’ordre social et juridique avec en particulier le Manifeste pour l’écologie humaine de J.-H. Barthélémy ; Alain Supiot (La gouvernance par le nombre).
• L’importance de la dimension socio-économique (sortir du primat de l’économie sur la société), et sociologique (citons Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance de Geneviève Pruvost).
• Les facteurs politiques nécessaires à cette transformation et leur préparation (par exemple, Jean François Billeter, Demain l’Europe).
• La dimension pratique (avec L’économie symbiotique d’Isabelle Delannoy).
Mais pour que ce bouillonnement fasse son effet, il manque une idée de la société vers laquelle nous voulons aller ; et un cadre, un contrat politique qui rassemblerait les citoyens autour de cette idée.
Bien évidemment, la question de l’habitabilité de la Terre est une question éminemment politique (au sens large du terme), car habiter la Terre ne peut en effet être décrit de façon concrète que sur la base des descriptions, aussi précises que possibles, des attachements de l’ensemble des citoyens.
Cette idée de Description et de questionnements, dont l’un des modèles historiques pourrait être les « Cahiers de doléances » de la Révolution française, a été lancée et imaginée par Bruno Latour. Elle est issue des réflexions de son ouvrage « Où atterrir ? ». Elle a pour objet d’identifier ce à quoi les citoyens sont attachés, ce dont ils dépendent, ce qu’ils ne peuvent abandonner de leur espace de vie.
L’étude qui est proposée et décrite ci-dessous pourrait se nourrir des résultats d’un tel Questionnement généralisé.
Bases d’une réflexion sur l’habitabilité de la Terre et ses conditions
Les travaux de James Lovelock et Lynn Margulis sur Gaïa ont profondément transformé notre vision de la Terre, du vivant et de l’environnement, de l’écologie. L’ouvrage de Bruno Latour Face à Gaïa a souligné, systématisé ces apports, en leur donnant une valeur philosophique et politique.
On ne peut plus penser la Terre comme un simple véhicule inerte, portant la vie. Elle est « un organisme gigantesque au fonctionnement symbiotique, autorégulant harmonieusement ses composantes » pour Vincent Zonca1. Si la vie a pu y apparaître, c’est sans doute lié aux conditions particulières où se trouve la Terre ; mais la vie a profondément modifié la Terre elle-même. Cette relation de la vie avec la Terre est au cœur de cette enquête et réflexion.
La question de l’habitabilité de la planète est évidemment cruciale à l’heure de l’anthropocène, du changement de régime climatique, à l’heure où l’action humaine est à même de transformer la géologie même de la Terre, son climat, et commence à provoquer une extinction massive d’espèces.
Bien sûr beaucoup pensent que la mise en place d’une politique de limitation des émissions des gaz à effet de serre, de sobriété de matière et d’énergie, pourrait suffire. C’est évidemment en fait une complète transformation de notre relation à la Terre et au vivant qu’il faut entreprendre. La zone critique de la Terre est la matrice dont la vie dépend, que nous devons soigner et continuer à engendrer, et non détruire de façon mécanique comme une « simple ressource ».
Cette question d’habitabilité a donné lieu à de nombreux travaux et réflexions précurseurs : des réorientations de nos sociétés sont nécessaires, et elles ont d’ores et déjà été engagées localement par un très grand nombre d’initiatives, de projets, de réalisations pratiques dans de nombreux domaines sur toute la planète. Tout comme l’avènement de la société moderne au XVIIIe siècle a été préparé par les multiples actions de la classe bourgeoise au sein même de la société d’ancien régime tout au long des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, la nouvelle société de l’anthropocène naîtra des travaux d’intellectuels et d’acteurs engagés dans des initiatives de protection de la planète.
Mais pour que ce bouillonnement fasse son effet, il manque une idée de la société vers laquelle nous voulons aller ; et un cadre, un contrat politique qui rassemblerait les citoyens autour de cette idée. Quels besoins et quels désirs essentiels cette société devra-t-elle nous permettre de satisfaire ? À quels attachements et dépendances devra-t-elle répondre ?
Cette réflexion cherche à explorer les voies pour répondre à ce manque : comment tracer les traits que pourrait avoir cette société ? Et aussi, par quel acte politique et autour de quel contrat politique pourrait-on réunir les citoyens européens pour une telle république ?
Mais l’on doit tout d’abord absolument se départir d’une vision instrumentaliste de cette notion d’habitabilité.
Or ces questions ont été déjà posées par plusieurs philosophes, anthropologues, scientifiques, chercheurs, économiques. La question de l’habitabilité de la planète est au centre de ces questions. Pour explorer ces voies, nous nous appuyons sur leurs travaux, et chercherons à définir ce que rendre cette planète habitable dans nos conditions veut dire. (C’est le sens de la démarche ce que nous appelons « émergences culturelles »). Puis nous chercherons par quelles démarches on peut construire les conditions politiques pour instituer politiquement la société ainsi définie, et de quelles façons on peut les construire.
Mais l’on doit tout d’abord absolument se départir d’une vision instrumentaliste de cette notion d’habitabilité : il ne s’agit pas « d’adapter la planète à nos usages », ni de voir cette habitabilité « sous l’angle de nos usages matériels ».
Ce qui tend à rendre la planète inhabitable, c’est l’habitant humain lui-même, la société humaine dans sa configuration actuelle. Plutôt que d’adapter la planète à nos usages, de « donner une place à la nature » dans la société humaine et dans le droit humain, il faut définir notre association à la Terre, notre contrat avec elle. Rendre la planète habitable, c’est d’abord rendre la société humaine apte à et en capacité de vivre et d’habiter durablement sur la planète qui l’a fait naitre, de faire passer la société humaine à un âge adulte, de définir un contrat politique qui définirait les rapports de la société à la planète.
Et passer ce contrat politique doit aussi être un acte politique dont il faut aussi chercher à définir et la nature et le contenu. La réflexion qui suit pour « une nouvelle association de la société à la Terre et au vivant » ou pour « l’habitabilité de la Terre » veut esquisser les premières réflexions pour un tel contrat politique et propose de travailler collectivement sur ce programme.