
Sommaire du dossier Futur et Prospective :
- Dider Raciné, Retour sur le futur !
- Jean-Éric Aubert, Plus de futur ? Comment (re)construire ensemble des futurs positifs
- Carine Dartiguepeyrou, Prospective socioculturelle – L’analyse des tendances de la société par l’évolution des valeurs
- Jacques Theys, Pour surmonter la « panne du futur », une prospective à réinventer
- Julien Dossier, La fresque du bon gouvernement de Sienne
- Alice Canabate, L’écologie politique – L’art difficile de se préparer au temps qui vient !
- Didier Raciné, Émergences socioculturelles et l’habitabilité de la Terre
- Jean-Pierre Seyvos, Acquérir la capacité à s’accorder et à pouvoir « composer avec »
- Riel Miller, Repenser la notion de futur, l’apport du Programme Littératie des futurs de l’UNESCO
Alors que l’été dramatique 2022 a montré très largement à quels types de catastrophes climatiques nous nous dirigions rapidement, comment l’écologie politique peut-elle rassembler les populations et transformer l’inquiétude en mobilisation ? Comment l’écologie politique peut-elle relever le défi posé par la nécessaire profonde transformation de la société face à ces risques ? Quels sont les nombreux problèmes qui se posent à ce sujet ? Voici les réflexions de la Présidente de la Fondation de l’Écologie Politique.
Alice Canabate
Présidente de la Fondation de l’Écologie Politique
Vous présidez la Fondation d’Écologie Politique et vous êtes intervenue à ce titre dans le Printemps de la Prospective le 22 juin 2022.
Quelques mots sur la Fondation de l’Écologie Politique et sur son positionnement vis-à-vis du Parti Europe Écologie Les verts ?
La Fondation est engagée dans l’élaboration du corpus théorique et pratique du modèle de société alternative que promeut l’écologie politique. Elle est historiquement liée à EELV mais reste autonome à son égard. Elle alimente la réflexion prospective en même temps qu’elle soutient des actions de sensibilisation et d’éducation. Nous avons constitué un énorme fond archivistique, dont la numérisation est progressive, pour constituer l’histoire de la pensée écologique. Nous recevons des fonds substantiels liés à l’histoire partidaire (affiches, témoignages de campagnes électorales), beaucoup de chercheurs viennent les consulter. Voir le site : https://www.archivesecolo.org/fonds-collections/fondation-de-lecologie-politique/ Nous publions également des notes opérationnelles et des synthèses de travaux de recherche, et organisons des évènements. Nous décernons, enfin, un Prix du livre de l’écologie politique, chaque année.
Pour ma part, je suis sociologue-enseignante à l’Université et chercheuse ; et Présidente du conseil de surveillance de la Fondation.
Mais l’écologie peut-elle être réellement, lato sensu, positive ? On a surtout besoin de dire clairement la réalité, de montrer qu’il existe des limites, que l’on ne peut pas s’en affranchir, les mépriser ou faire comme si elles n’existaient pas.
L’été 2022 marquera certainement un tournant dans la conscience du changement climatique : pour la plupart des personnes, ses effets dévastateurs sont clairs. La conscience de la gravité et de l’urgence à agir a maintenant gravi un nouveau degré au sein des populations. Mais elle ne se traduit que par de l’inquiétude et non par une mobilisation nette. Dénoncer les effets, présenter des solutions ne suffit pas pour mobiliser et rassembler ! Comment expliquer ce paradoxe ?
Pourquoi cette difficulté des forces écologistes à rassembler sur leur nom une grande partie des acteurs profondément inquiets de l’avenir climatique mais aussi des possibilités de vie ?
Il y a autant de solutions que d’énonciateurs et de maux, et cette compréhension des maux – compréhension fort variable – préside évidemment aux propositions. Je doute en revanche qu’il n’y ait pas de traduction politique : certes, elle n’est pas à la hauteur des inquiétudes mais elle existe. C’est surtout l’angle du traitement de cette inquiétude qui n’est, à mon sens, pas le bon : on a souvent peur que celle-ci n’accable les populations, et au lieu de chercher des solutions et de mobiliser autour d’elle, on va s’efforcer de montrer que l’écologie peut et doit être positive. Ce qui semble intéresser prioritairement le personnel politique c’est finalement : comment contourner le spectre de l’anxiété ? Mais, dans la situation qui est la nôtre, l’écologie peut-elle être réellement, lato sensu, positive ? On a surtout besoin de dire clairement la réalité, de montrer qu’il existe des limites, que l’on ne peut pas s’en affranchir, les mépriser ou faire comme si elles n’existaient pas. C’est ce réalisme, ce pragmatisme, qui peut aider à la mobilisation ! On a dépassé le moment où l’on pouvait imaginer que les mesures seraient douces. On a besoin de prendre acte de nos vulnérabilités (sur la biodiversité, le dérèglement climatique, sur les raréfactions de ressources, sur les phénomènes de pollutions…) et de les réduire.
Pour Bruno Latour, il faut toucher les gens au niveau de leurs propres raisons de vivre, de ce qui les attachent profondément à leur vie, au lieu où ils vivent et à ce dont elle dépend. Le point clé de la démarche : la méthode précise de « description » qu’il promeut. Cela permet une appropriation par les personnes de leurs attachements, des enjeux personnels et collectifs, d’orienter leur action, de comprendre les actions générales à mettre en œuvre et de se mobiliser. Qu’en pensez-vous ?
Il y a deux niveaux : si l’on est au niveau du citoyen, il n’est pas juste de faire peser uniquement sur eux les fameux « petits gestes ». La totalité de l’effort ne peut rester à ce niveau. La mobilisation doit aussi venir d’un deuxième plan qui, en réalité, est premier : celui du personnel politique. La mobilisation doit répondre aux questions d’habitabilité de la planète, à ses seuils : cette conscientisation vise tout un chacun, mais particulièrement les décideurs. Élisabeth Borne a raison de lancer un programme urgent de formation des hauts fonctionnaires à ces sujets. Il y a besoin d’une révolution cognitive. Mais vous avez raison, la sensibilisation des citoyens aux mutations nécessaires des gestes et des valeurs est important.
Mais l’incanter ne signifie pas la constituer. Il y a souvent un hiatus, voire un fossé, entre des citoyens (inquiets, mais porteurs de solutions) et les décideurs publics en charge des politiques publiques elles-mêmes.
Mais, en parlant des personnes, des gens, je ne parlais pas « petits gestes du quotidien » ! La démarche à laquelle je faisais référence touche les personnes dans leurs engagements sociaux profonds, quelque soient leurs responsabilités.
Certes, mais il faut constater qu’il y a différentes idées de la transition écologique. Elles correspondent à diverses représentations des causes du dérèglement. Un accord sur des propositions suppose un accord sur ces causes, or certaines sont dérangeantes, en raison de leur caractére systémique, et nous voyons ici que les questions idéologiques sont très fortes. Quel diagnostic, quelles propositions faire : liquider ou sauver coûte que coûte notre représentation de la modernité ? Le progrès, la croissance ne sont-ils pas à réinterroger ? Une fois posé ce cadre, on peut avancer sur ce que l’on conserve ou non.
Mais le travail avec les personnes, réalisé selon une certaine démarche de description, conduit les gens à un travail d’enquête qu’ils mènent eux-mêmes pour construire pragmatiquement leurs solutions, leurs réponses à « Où atterrir ? ». Ne pensez-vous pas ?
En tant que sociologue, je ne sais pas ce que c’est que « les gens » : ils sont très nombreux et diverses ! La « classe écologique » dont parle Bruno Latour est un vrai sujet, un réel enjeu ! Mais l’incanter ne signifie pas la constituer. Il y a souvent un hiatus, voire un fossé, entre des citoyens (inquiets, mais porteurs de solutions) et les décideurs publics en charge des politiques publiques elles-mêmes. Etre sensible à l’écologie ne fait pas groupe en soi. D’où le besoin de se mettre d’accord sur un niveau commun de compréhension : on a peur que l’écologie ne soit contraignante, qu’elle interrompe des projets de développement, mais oui : il y a un peu de courage à avoir. Les rapports qui paraissent sur lesdites « limites planétaires » ne sont pas joyeux. Il faut se représenter l’humilité avec laquelle il faut à présent avancer.
Dans notre société, l’incitation à consommer est très forte, la stimulation des désirs sature nos sens !
Mais, n’y a-t-il pas une contradiction entre prôner la sobriété, et parallèlement soutenir le consumérisme, qui pousse à toujours plus acheter, plus nouveau, toujours plus vite et plus puissant ?
Il y a, là aussi, différentes compréhensions de la sobriété. Mais disons que derrière l’hyperconsommation, il y a d’autres enjeux plus difficiles à atteindre : interroger par exemple le sur-extractivisme qui est le nôtre. Et puis modifier nos usages, nos valeurs n’est pas qu’affaire de consigne, il faut susciter d’autres désirs, suggérer d’autres horizons… Aujourd’hui, ce sont les jeunes générations qu’il faut sensibiliser sur la captation permanente de leur attention par les écrans, la publicité : il y a une véritable colonisation des modes d’être dont il est difficile (et coûteux) de s’extraire.
Mais c’est là que l’on touche directement au consumérisme !
… Oui ! Dans notre société, l’incitation à consommer est très forte, la stimulation des désirs sature nos sens ! Yves Citton a une jolie expression, il dit que ces captations de notre attention nous envahissent comme « une armée d’occupation occupe un pays » ! Cela suggère l’idée de proposer des décolonisations, des inversions de valeurs.
Les questions ne manquent pas sur lesquelles il serait urgent de proposer des idées : comment fonder le Droit lui-même pour que la société puisse impose sa loi à l’économie et non l’inverse ? Que pensez-vous des propositions de Jean-Hugues Barthélémy dans le « Manifeste pour l’écologie humaine » pour refonder le Droit sur la base des « besoins fondamentaux en souffrance » décrits dans l’encadré ci-dessous ?
L’usage politique du droit, « l’arme du Droit » selon l’expression de Liora Israël, est très puissante ! Pour protéger ou renforcer l’habitabilité de la Terre (préserver les forêts, l’air, l’eau par exemple) le Droit à un rôle majeur à jouer. Quelques ONG importantes (je pense à : Notre Affaire à tous évidemment, à Wild Legal aussi) y contribuent, en s’attachant à inverser des tendances abusivement économiques.
Actuellement, le régime de réalité économique est dominant et nous incite à accepter que l’économie légifére sur tout et en tout. Mais il indique aussi qu’un nouveau régime semble être en gestation : celui de l’écologie.
N’y a-t-il pas un risque, en effet, que de voir la lutte contre la mutation climatique et écologique se focaliser uniquement sur la réduction des émissions de CO2, à travers des outils de planification et des moyens de la technique ?
Effectivement. La réduction des GES est centrale mais non exclusive : la « crise » écologique va au-delà. C’est rassurant de résumer l’action à des propositions techniques, tenables ! Mais la question est plus complexe : il y a un grand besoin de conversion culturelle – réinstituer par exemple le « suffisant » prôné par André Gorz, – qui, par ailleurs, recouvre des types d’action qui étaient parfaitement pertinentes il y a 50 ans !
Jean-François Billeter dans Demain l’Europe1 évoque l’idée de Contrat politique passé entre citoyens, définissant et délimitant la place et les relations de la société vis-à-vis de l’économie, surplombant actuellement la société. Qu’en pensez-vous ?
C’est un sujet très vaste, et permettez-moi un détour : Danilo Martuccelli, dans « Les sociétés et l’impossible. Les limites imaginaires de la réalité » étudie les différents régimes de réalité qui se sont succédés dans l’histoire. Chaque régime est lié à un cadre vécu comme limitatif, serti par une peur spécifique, dit-il. Actuellement, le régime de réalité économique est dominant et nous incite à accepter que l’économie légifére sur tout et en tout. Mais il indique aussi qu’un nouveau régime semble être en gestation : celui de l’écologie, qui reconfigure notre réalité et, in extenso, notre régime de vérité. Disons-le autrement : de Hobbes à Rousseau, l’idée du contrat social est celle d’une confiscation consentie d’une partie de nos libertés en vertu de notre sécurité ; les peurs attachées aux limites révélées par l’écologie vont sans doute agir dans ce sens… Mais les reconfigurations sont d’une telle amplitude, qu’il nous est difficile pour l’heure de savoir où nous allons « atterir ».
Propos recueillis par Didier Raciné, Rédacteur en chef d’Alters Média