
Sommaire du dossier Futur et Prospective :
- Dider Raciné, Retour sur le futur !
- Jean-Éric Aubert, Plus de futur ? Comment (re)construire ensemble des futurs positifs
- Carine Dartiguepeyrou, Prospective socioculturelle – L’analyse des tendances de la société par l’évolution des valeurs
- Jacques Theys, Pour surmonter la « panne du futur », une prospective à réinventer
- Julien Dossier, La fresque du bon gouvernement de Sienne
- Alice Canabate, L’écologie politique – L’art difficile de se préparer au temps qui vient !
- Didier Raciné, Émergences socioculturelles et l’habitabilité de la Terre
- Jean-Pierre Seyvos, Acquérir la capacité à s’accorder et à pouvoir « composer avec »
- Riel Miller, Repenser la notion de futur, l’apport du Programme Littératie des futurs de l’UNESCO
Le Président de la SFdP ouvre le Dossier constitué par Alters Média autour des questions du futur, dossier construit en questionnant la plupart des auteurs du Xe printemps de la Prospective. Cet article complète la synthèse du colloque faite par Denis Lacroix (Directeur de la Prospective de l’IFREMER, participant au Colloque) et Jean-Éric Aubert publiée sur le site de la SFdP.
Jean-Éric Aubert
Président de la Société française de prospective
« Plus de futur ? » : telle était la question inaugurale posée au colloque, l’évènement-phare annuel de la SFdP. Question avec le double sens de « plus de ? », exprimant soit le vide, soit l’ajout. En effet, d’un côté, la prospective globale (sur l’humanité dans son ensemble) et séculaire (sur le siècle, le temps long) semble dominée par des visions « définitives », sinon « totalitaires », soit dramatiques – l’effondrement (des crises généralisées et dévastatrices), – soit, au contraire, iréniques – le « solutionnisme » technologique (la technologie aura réponse à tout, y compris à la mort avec le trans-humanisme) : deux visions extrêmes qui enferment la pensée du futur, un état d’esprit renforcé par un retour des fantômes du passé, notamment avec la guerre en Ukraine. De l’autre côté, à cette vision réductrice, voire déprimante, d’une « panne de futurs », on peut opposer la vision d’une « abondance de futurs » (de possibles), avec de nouveaux défis à relever, un foisonnement de nouvelles technologies à exploiter, l’arrivée de nouvelles générations avec de nouvelles valeurs, prêtes à construire un « nouveau » monde, l’idée que les crises sont des chances, etc.
Un avenir à la fois fermé et ouvert
On a vu émerger une vision de l’avenir à la fois fermé et ouvert. Fermé, car l’avenir de l’humanité sera dominé dans les décennies à venir par la réalité du réchauffement climatique. »
À la question du « plus de futur ? » avec ses deux versants et ses différentes déclinaisons, le colloque, en fait, n’a pas apporté de réponses claires. C’est bien normal, tant, au fond, les opinions peuvent diverger suivant les activités dans lesquelles on est engagé, les expériences que l’on a eues, les inclinaisons que l’on peut avoir… En définitive, de multiples scénarios sur l’avenir de l’humanité demeurent envisageables, scénarios que l’on peut classer en trois grandes familles suivant les divinités grecques – Prométhée (qui domine le monde par son pouvoir et sa technologie), Icare (qui se brule les ailes par son incompétence et son inconscience) et Janus (en qui coexistent les deux conditions).
En revanche, on a, me semble-t-il, vu émerger une vision de l’avenir comme étant à la fois fermé et ouvert. Fermé, car on ressent bien que l’avenir de l’humanité sera dominé dans les décennies à venir par la réalité du réchauffement climatique qui va considérablement changer les conditions de la vie sur terre, dans des proportions comme on n’en a pas connues depuis 10 000 ans et plus ; c’est une problématique incontournable de laquelle l’humanité ne pourra pas se détourner, et dont elle est à l’origine – le fameux « anthropocène ». Et, en même temps, de nombreuses voies semblent ouvertes pour faire face à ce réchauffement et à ses conséquences graves et multiples ; ces voies passent par des innovations technologiques et organisationnelles de toute nature, des changements de comportements à tous les niveaux (plus de sobriété), etc.
En même temps, de nombreuses voies semblent ouvertes pour faire face à ce réchauffement. »
Toutes ces voies s’inscrivent dans des récits de l’avenir où l’écologie et les équilibres avec la nature prennent une place centrale. Mais où la question du « développement durable » reste posée, avec un énorme point d’interrogation. Pour certains, c’est un oxymore. Pour d’autres, c’est un objectif atteignable, grâce au génie humain, sa créativité technique, son adaptabilité, etc. On retrouve là deux attitudes inspirées par les deux extrêmes évoqués plus haut, les idéologues de « l’effondrement » et ceux du « solutionnisme technologique ».
En tout état de cause, on est devant une situation à laquelle on ne peut pas répondre aujourd’hui par « oui » ou par « non », mais par « inconnu ». En mathématique, c’est une situation de logique ternaire (par opposition à binaire). La question est de savoir quand et comment on va arriver à lever le doute. Nous y reviendrons plus loin.
Du global à l’individu : des prospec-tives à divers niveaux
Observant des émergences culturelles qui traversent les civilisations se pose avec de plus en plus d’acuité la question de « l’habitabilité de la terre ». »
Avec cette approche ambivalente de l’avenir, comment se développe concrètement la prospective ? Comment passe-t-on de la prospective à l’action ? C’est ce que le colloque a exploré à trois niveaux : global, local et individuel.
Au niveau global, observant des émergences culturelles qui traversent les civilisations, on voit se former tout d’abord des mouvements qui remettent en cause la vision de confrontations entre États-Nations héritée de l’ordre du monde créé par le traité de Westphalie, il y a plusieurs siècles, et qui s’efface avec la mondialisation6. On voit aussi se former des mouvements transfrontières, de caractère éminemment politique, autour de la lutte contre les inégalités, et autour de l’écologie, l’homme et la nature ayant été victimes des comportements de prédation de Sapiens. Ainsi se pose avec de plus en plus en plus d’acuité la question de « l’habitabilité de la terre »8. Portée par de plus en plus de collectifs à travers le monde, elle prendra une place grandissante dans les débats idéologiques et politiques dans les décennies à venir. Pour s’ancrer dans le concret et assurer leur crédibilité, ces collectifs devront partir de l’identification des besoins essentiels de leurs territoires.
Précisément au niveau local des villes et des régions, comment se pratique aujourd’hui la prospective, après des décennies d’expériences, stimulées par diverses lois en France ? La prospective apparait, encore, plus dans une posture de conseil et d’éclairage auprès des pouvoirs exécutifs que dans une posture d’influence décisionnelle, à proprement parler. Elle prend aussi insuffisamment en compte les points de vue des populations, dans le cadre des dispositifs à l’œuvre, tels qu’agence dédiées, conseils de développement, et autres. Néanmoins, la prospective territoriale porte ses fruits lorsqu’elle parvient à mobiliser des collectifs d’élus et de responsables des services techniques des régions, des départements et des municipalités, autour de réflexions de fond ou de projets concrets. Elle a alors une capacité de transformation des organisations et, par cette voie, de construction effective de l’avenir.
La stimulation de l’imaginaire est le principal outil à la disposition des « citoyens lambda » et des organisations plus ou moins reconnues qui s’instituent dans le champ de la prospective. C’est cette démarche qu’a poussée, avec succès, au niveau mondial le programme de l’UNESCO sur la « littéracie du futur », qu’a encouragée le concours « Positive Future » de l’institut d’études avancées de Paris avec la Fondation 2100 sur la ville en 210012, ou encore qu’a animée le réseau de la « plurality university ». Une démarche qui part de l’idée que le réel émerge de l’imagination du possible, une idée proposée par Bergson, et formulée d’une autre manière par Paul Klee pour l’art, affirmant en substance : « l’art ne reproduit pas le réel, il le donne à voir ». La question est évidemment de savoir comment rendre ces récits qui imaginent l’avenir aussi « efficaces » que possible, c’est-à-dire transformateurs et créateurs d’un avenir souhaitable.
Des récits crédibles et réalisables
Le réel émerge de l’imagination du possible, une idée proposée par Bergson, et formulée d’une autre manière par Paul Klee pour l’art, affirmant en substance : « l’art ne reproduit pas le réel, il le donne à voir ». »
Permettre et faciliter l’expression de multiples récits sur l’avenir est, certes, indispensable. Mais cela fait sens s’ils ont un vrai pouvoir transformateur, c’est-à-dire mobilisateurs des consciences et des actes. Pour cela il faut qu’ils soient crédibles et réalisables.
La crédibilité repose fondamentalement sur la solidité et la qualité des informations et des connaissances que l’on a sur les phénomènes à l’œuvre, tendances lourdes, signaux faibles et autres (pour employer le langage de la prospective). Ceci suppose des pratiques de veille approfondies et des consultations d’experts (y compris formalisées, par la méthode Delphi par exemple). Cette connaissance du réel devrait être considérablement enrichie par les « big data ». « La donnée » devrait permettre de suivre avec finesse et précision toutes sortes de comportements à différents niveaux des sociétés, et sur des temps plus ou moins longs. On peut espérer qu’un usage intelligent en sera fait pour la prospective, complétant les emplois manipulateurs qu’on en fait aujourd’hui pour vendre des programmes politiques à des citoyens ou des produits à des consommateurs.
Pour ce qui est de la réalisation des récits, il convient qu’existent ou soient créés des espaces d’expérimentation de tous ordres, où ce qui a été imaginé et suffisamment élaboré puisse être effectivement confronté avec la réalité du terrain : changements de comportements, aménagements des organisations, technologies nouvelles… Ce qui suppose des dispositions administratives incitatives et permissives, des investissements d’envergure éventuellement, et surtout des régimes politiques et idéologiques ouverts, non totalitaires en quelque sorte, qu’ils soient de droite, de gauche, « verts » ou autres, capables de dépasser les peurs ou les certitudes ambiantes… Alors « ce qui marche » se diffusera naturellement… Si ces espaces n’existent pas, le récit doit pouvoir imaginer leur éclosion, sans excès d’utopie.
Puiser dans des connaissances et expérimen-ter concrètement est le propre de la démarche innovatrice. C’est ainsi que le monde évoluera durablement et favorablement, en ayant sans doute revisiter le mot « développement », qui ne sera plus assimilé seulement à l’idée de croissance économique. C’est ainsi que l’on sortira progressivement de l’indécidabilité évoquée plus haut, et de l’ambivalence de la question « plus de futur ? », qui initiait le colloque.
Jean-Éric Aubert