Futur et Prospective : Pour surmonter la « panne du futur », une prospective à réinventer
Jacques Theys, Vice-Président de la Société Française de Prospective

Sommaire du dossier Futur et Prospective :

  1. Dider Raciné, Retour sur le futur !
  2. Jean-Éric Aubert, Plus de futur ? Comment (re)construire ensemble des futurs positifs
  3. Carine Dartiguepeyrou, Prospective socioculturelle – L’analyse des tendances de la société par l’évolution des valeurs
  4. Jacques Theys, Pour surmonter la « panne du futur », une prospective à réinventer
  5. Julien Dossier, La fresque du bon gouvernement de Sienne
  6. Alice Canabate, L’écologie politique – L’art difficile de se préparer au temps qui vient !
  7. Didier Raciné, Émergences socioculturelles et l’habitabilité de la Terre
  8. Jean-Pierre Seyvos, Acquérir la capacité à s’accorder et à pouvoir « composer avec »
  9. Riel Miller, Repenser la notion de futur, l’apport du Programme Littératie des futurs de l’UNESCO

La réflexion abordée de front par Jacques Theys sur l’ontologie du futur (qu’est-ce que le futur ?) et son épistémologie (comment le connaître ?) est importante : d’elles deux, de la philosophie implicite ou non que l’on a sur le futur, découlent la nature de l’action que nous engageons. Un débat collectif est important à ce sujet :il n’est pas évident par exemple que « le futur ait complètement changé de nature » et qu’il faille en « changer les fondements épistémologiques ».
Cette philosophie ne se confond pas avec l’image (crainte ou espérée) de ce qui nous attend « plus tard », à plus ou moins long terme.
Ce dossier, avec cet article de Jacques Theys et le texte de Riel Miller notamment, veut contribuer à engager un débat passionnant et majeur !

 

Jacques Theys
Vice-Président de la Société Française de Prospective

 

 

 

 

 

 

Commençons par une bonne nouvelle : il semble que nous soyons sortis de ce que l’historien François Hartog a appelé « le présentisme » – le présent comme seul horizon1. Malgré les urgences liées à la succession des crises et un certain désengagement des administrations par rapport à la prospective, les publications portant sur 2030 ou 2050 se multiplient et surtout l’attention portée au futur est désormais beaucoup plus répandue dans la société et les médias. Mais ce « retour vers le futur » n’est malheureusement pas un retour à la vision progressiste et positive qui avait caractérisé le modernisme jusqu’à la fin des années 1980. Comme le montrent la plupart des enquêtes, il suscite plus d’inquiétude et de scepticisme que d’enthousiasme – et pas seulement en France. On pourrait dire qu’il ne s’agit que de représentations subjectives. Mais ce n’est pas seulement un problème de lunettes – noires ou roses. Plusieurs facteurs objectifs se conjuguent en effet pour conduire au paradoxe d’une certaine « panne du futur » dans un monde qui n’a jamais bénéficié a priori d’autant de potentialités. C’est une situation qui interpelle la prospective et qu’elle doit affronter sérieusement, car son rôle n’est pas seulement de contribuer aux décisions à moyen terme, mais de répondre aux interrogations sur le long terme qui sont désormais celles d’une majorité de la société – et notamment des jeunes …

Une panne du futur ?

Ce « retour vers le futur » n’est malheureusement pas un retour à la vision progressiste et positive qui avait caractérisé le modernisme jusqu’à la fin des années 1980.

Le futur, c’est à la fois la réalité de demain – telle qu’elle peut être anticipée ; l’expression de volontés ou de visions – ce que nous souhaitons pour l’avenir ; et un « horizon d’attente » – nos craintes ou espoirs à l’horizon d’une ou plusieurs générations.
Au niveau du futur anticipé, nous savons que nous sommes engagés dans une « Grande Transition » dans laquelle tout va continuer à changer très rapidement et dans tous les sens – avec donc autant de raisons d’espérer que de craindre. Mais cette impression positive d’ouverture, du « tout est demain possible et ouvert », doit être nuancée pour deux raisons.

• D’une part la multiplication des prospectives sur des thèmes précis n’évitent pas une impression dominante de grand brouillard sur le futur lointain. Comme le dit Robert Musil dans L’homme sans qualités, « tout l’ordre que nous gagnons dans les détails nous le perdons dans la compréhension de l’ensemble ». La succession des crises depuis 2007 – renforce le sentiment d’une incertitude à long terme radicale. Les prospectivistes ont inventé un sigle pour caractériser cette situation en disant que nous sommes entrés dans le Monde VUCA » – « volatilité, incertitude, complexité, ambiguïté ». Et Fabienne Goux-Baudiment a pu caractériser la Grande Transition dans laquelle nous sommes par l’image d’un saut dans l’inconnu au-dessus d’un grand ravin. « Nous faisons l’histoire » – dit encore Étienne Klein – « mais nous ne savons pas l’histoire que nous faisons ».

• Le tout est possible est par ailleurs infirmé par le constat que l’avenir est aussi, pour une part non négligeable, déjà hypothéqué – d’abord par les inerties démographiques, culturelles ou dans les infrastructures, mais aussi et surtout par l’évidence d’une confrontation inévitable aux limites planétaires et aux bouleversements du changement global. Quels que soient les progrès technologiques ou politiques, nous savons déjà que nous n’éviterons pas une augmentation d’au moins de deux degrés des températures en 2100, avec des risques d’évolutions beaucoup plus catastrophiques et éventuellement d’effondrements locaux. Or, nous sommes aujourd’hui incapables d’en évaluer concrètement toutes les conséquences après 2040-2050 ! Ce futur va aussi, bien évidemment, être très durablement occupé – certains disent « colonisés » – par les nouvelles technologies numériques ou du vivant qui plus que jamais suscitent à la fois d’énormes espoirs et de formidables craintes. On sait que la prospective s’est depuis son origine divisée sur cette question des techniques. Mais il faut bien constater qu’après les travaux des années 1990 de Kurzweil sur la singularité et le transhumanisme, ceux qui sont aujourd’hui les plus avancés sur ce sujet – comme « super intelligence » de Bostrom ou « La vie. 3.0 » de Tegmark ne sont pas aussi enthousiasmants que ne l’étaient les livres de Jules Verne. Tout cela mériterait au moins discussion. Or, comme le fait remarquer Bernard Stiegler dans La disruption, le problème majeur aujourd’hui est que les évolutions techniques sont si rapides qu’elles prennent constamment de vitesse les organisations sociales qui, en conséquence semblent ne pas pouvoir avoir de prise sur elles. D’où l’impression d’un grand déterminisme technologique.

Le futur, c’est à la fois la réalité de demain – l’expression de volontés ou de visions et un « horizon d’attente »

Le futur comme volonté et vision de l’avenir, notre deuxième figure de l’avenir.
Sur ce second plan, le constat d’une « panne » est moins évident. Certes il n’est pas rare d’accuser les responsables de ne pas avoir de vision et nos sociétés sont constamment critiquées pour leur court-termisme. Mais il y a de très nombreuses exceptions et en réalité nous vivons dans un monde entouré de visions et programmes supposés volontaristes – depuis l’agenda 2030 des Nations Unies, le Green Deal européen ou « les Routes de la soie » jusqu’à la migration vers Mars d’Elon Musk, en passant par la neutralité carbone en 2050, l’industrie 4.0 », ou « l’habitabilité terrestre ». À cela s’ajoutent les très forts désirs de changement ou d’émancipation qui nourrissent nombre d’initiatives des sociétés civiles à toutes les échelles – chacun inventant à la base des futurs alternatifs et projets de transition à sa mesure.
Mais malgré tout cela subsiste majoritairement le sentiment général d’une forte dépossession par rapport au futur.
Le passage dans les années 1990 à la post modernité s’est accompagnée d’une perte de légitimité des « grands récits » – comme celui du progrès – qui n’ont pas été remplacés par la croyance dans un nouvel horizon commun. Dans son très beau livre Exister, résister, le philosophe belge Pascal Chabot rappelle par ailleurs, que toutes ces visions ne sont naturellement pas à égalité et que le volontarisme des sociétés civiles ou des États doit fortement compter non seulement avec les filtres médiatiques ou institutionnels, mais aussi avec ce qu’il appelle les « Ultraforces » – un petit nombre de puissances dominantes, les GAFAS et leurs équivalents chinois, les banques et fonds de pension « too big to fail », quelques grandes ONG ou entreprises mondiales, etc. À l’autre extrémité beaucoup de ceux qui seront le plus affectés négativement par le futur sont souvent exclus du droit à la parole : ils sont généralement absents des exercices de prospective. En même temps, l’écart s’accroit entre des défis énormes, des visions souvent trop vagues et des marges de manœuvre qui, dans un contexte de mondialisation mal organisée et de néolibéralisme, se rétrécissent – entraînant le sentiment d’une certaine impuissance du politique, d’une navigation à vue et un grand malaise démocratique.

Mais malgré tout cela subsiste majoritairement le sentiment général d’une forte dépossession par rapport au futur. »

Les horizons d’attente. Il ne faut pas s’étonner que cela ait des conséquences sur ce qu’on appelle les « horizons d’attente », les perceptions par le public de « l’à-venir » déjà perceptible dans le présent. Malheureusement peu d’enquêtes sérieuses portent sur ces perceptions… Mais elles vont toutes dans le même sens : celui d’une vision plutôt très sombre du monde dans lequel vivront les générations futures. Par exemple dans une enquête réalisée en 2019 pour les Rencontres de l’Avenir animées par l’économiste Nicolas Bouzou, les personnes interrogées sur ce que ce mot d’avenir évoque, ont répondu à 14 % « optimisme » et 35 % « excitant », mais à 86 %, une majorité écrasante : « pessimisme », « inquiétude », « anxiété », « incertitude ». Il y a sans doute dans ce chiffre une part du pessimisme spécifiquement français ou européen. Mais à l’échelle mondiale la vision de futur n’est pas non plus pas si rose que cela. À la question pensez-vous que les futures générations vivront dans un monde meilleur qu’aujourd’hui, seuls 10 % répondent oui dans les pays occidentaux et seulement 42 % dans les pays du Sud. L’inquiétude des jeunes sur le climat est-elle générale : dans une enquête réalisée en 2021 par la revue Lancet auprès de 10 000 jeunes du monde entier, 76 % d’entre eux, partageant la même extrême anxiété, jugeaient l’avenir « effrayant », 55 % allant même jusqu’à considérer l’humanité condamnée – soit la même proportion que ceux qui en France et en 2020 considéraient comme possible un effondrement futur. Sur le numérique, les opinions sont plus ambiguës. Mais selon les enquêtes de l’Académie des technologies on est passé d’une perception de ces technologies comme à pleines de promesses à une vision où elles sont toujours considérées comme utiles, mais dans certains domaines, et pour 55 % des répondants comme inquiétantes – notamment parce qu’elles sont développées sans qu’on en connaisse les effets et sans débat démocratique.
Il ne faut pas tirer des constats précédents une vision pessimiste ou paralysante de l’avenir. Tout cela doit au contraire nous inciter à agir, pour refaire du futur – qui est notre patrimoine commun – un espace de liberté – contre un « à-venir » ou des dominations qui l’enferment. La prospective doit y contribuer, car le futur est sa « matière première », son champ de compétence. Mais cela suppose qu’elle se transforme elle-même en profondeur – pour mieux répondre aux inquiétudes exprimées sociales et s’adapter aux enjeux radicalement nouveaux de notre fin de siècle…

Une prospective à réinventer

La prospective n’est pas parvenue à dessiner des perspectives qui puissent être efficacement opposées, par exemple, à la collapsologie, ou un monde enfermé dans un déterminisme ou solutionisme technologique. »

Face à l’anxiété évoquée précédemment il faut bien en effet constater que la prospective n’est pas parvenue à dessiner des perspectives qui puissent être efficacement opposées, par exemple, à la collapsologie, ou un monde enfermé dans un déterminisme ou solutionisme technologique. Dans les débats sur le futur, ce sont souvent des scientifiques, des sociologues ou des philosophes qui sont désormais invités à s’exprimer et rarement des spécialistes de la prospective – comme ce fut le cas sur le thème de l’effondrement. La prospective souffre aussi cruellement d’un manque d’investissements sur le futur très lointain – en dehors du numérique – et il faut regretter qu’après les années 1980 – et les travaux tout à fait remarquables menés par le Global Scenario Group et par Thierry Gaudin à travers « 2100, récit du prochain siècle » n’aient pas eu – jusqu’à une date récente – de suite. Mais surtout cette prospective n’a pas encore complètement intégré le fait que le futur a complètement changé de nature. Née au milieu du siècle dernier dans un contexte de croissance continue et de promesses de progrès dans tous les domaines, celle-ci a été construite par ses fondateurs (et en particulier en France par Gaston Berger – s’inspirant fortement de Bergson ) sur la base d’une conception d’un avenir essentiellement ouvert, refusant les déterminismes du passé, et privilégiant la liberté individuelle ou collective (« le futur comme construction ») .Mais comme le montrent bien Bertrand Guillaume et Victor Petit dans leur article « Fermeture des futurs, ouverture de la démocratie » – l’idée d’un possible infiniment ouvert est naturellement en partie infirmée par l’entropie et l’existence de limites : à chaque moment la réalité crée aussi de l’irréversible. « L’enjeu n’est ainsi plus tant dans ce domaine d’arriver à penser le long terme, mais plutôt de penser le compte à rebours » – d’inverser la flèche du temps à partir d’un horizon et d’intégrer dans l’action le délai. Il s’agit de trouver le bon équilibre entre la créativité d’un futur ouvert et le compte à rebours d’un futur fermé. Cela suppose de remettre au centre la question des temporalités de l’action, des horizons, et de l’articulation entre court, moyen et long terme à la fois dans la nature, la société et la décision.

Tout cela conduit à plaider finalement pour les cinq propositions suivantes :

• D’abord changer de paradigme et adapter les fondements épistémologiques de la prospective à la nature désormais duelle et structurellement instable du futur. Cela suppose de mener de front trois combats : l’un pour l’innovation, la création collective de futurs positifs, l’extension des marges de liberté et des possibles. Le second pour une prise en compte sérieuse de « l’avenir déjà là », et des notions d’horizon, de délai, mais aussi d’irréversibilité et de limite. Le troisième pour une intégration de l’instabilité radicale du futur, des ruptures et bifurcations brutales, des cygnes noirs, des effets des crises…

• Ensuite, réinvestir dans la prospective à très long terme – et en tirer des récits alternatifs positifs sur l’évolution de notre siècle. On peut y associer une veille sur les idées émergentes susceptibles de donner un sens aux évolutions à long terme de nos sociétés et du monde.

• En troisième lieu, faire enfin du futur un objet de large débat public, notamment dans les territoires. C’est ce qu’avait proposé l’un des fondateurs de la prospective en France, Bertrand de Jouvenel, à travers la mise en place de Forums permanents des futurs dans lequel à la fois les auteurs de visions ou récits, les spécialistes et le public pourraient dialoguer. Cela pourrait prendre la forme de « maisons ou plateformes du futur » à l’échelle des territoires dans lesquels on pourrait à la fois débattre de travaux de prospective déjà réalisés ou en cours, mais aussi d’ouvrages, de films, de vidéos, ou encore de visions ou de scénarios produits par les habitants, les écoles. Mais cela suppose en même temps qu’une éducation au futur soit largement développée dans tous les publics.

Il s’agit de trouver le bon équilibre entre la créativité d’un futur ouvert et le compte à rebours d’un futur fermé. »

• En quatrième lieu, aller vers une prospective plus engagée dans le débat social, moins technique et repliée sur des logiques de projets – par ailleurs très utile. Une prospective qui oublie un peu sa prudence axiologique, assume sa fonction critique, y compris sur les technologies, et soit plus liée au mouvement des idées, aux milieux universitaires, à la société civile – ce qui n’est pas contradictoire avec le professionnalisme…

• Et enfin et surtout favoriser et donner la parole à l’imagination et la mise en récits sous toutes leurs formes, et par tous, mais en s’attachant si possible à la construction ou la co-construction de récits ou d’utopies concrètes et réalistes réellement à même de susciter les bifurcations dont nos sociétés auront besoin à l’avenir. C’est ce que commence de plus en plus faire ce qu’on appelle le « design fiction » – à travers des exercices collectifs de co-construction de futurs souhaitables liés à des actions concrètes. Mais rien finalement ne doit venir brider ce pouvoir de l’imagination qui, quel que soient ses formes, reste la condition essentielle pour pouvoir affronter efficacement la panne du futur qui nous menace.

 

Jacques Theys

 

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