Futur et Prospective : Repenser la notion de futur, l’apport du Programme Littératie des futurs de l’UNESCO
Riel Miller Ancien Directeur du Programme des Littéracies des futurs de l’UNESCO

Sommaire du dossier Futur et Prospective :

  1. Dider Raciné, Retour sur le futur !
  2. Jean-Éric Aubert, Plus de futur ? Comment (re)construire ensemble des futurs positifs
  3. Carine Dartiguepeyrou, Prospective socioculturelle – L’analyse des tendances de la société par l’évolution des valeurs
  4. Jacques Theys, Pour surmonter la « panne du futur », une prospective à réinventer
  5. Julien Dossier, La fresque du bon gouvernement de Sienne
  6. Alice Canabate, L’écologie politique – L’art difficile de se préparer au temps qui vient !
  7. Didier Raciné, Émergences socioculturelles et l’habitabilité de la Terre
  8. Jean-Pierre Seyvos, Acquérir la capacité à s’accorder et à pouvoir « composer avec »
  9. Riel Miller, Repenser la notion de futur, l’apport du Programme Littératie des futurs de l’UNESCO

Dans le débat actuel sur le futur, l’apport de la littératie des futurs comme proposition fondée sur la compétence plutôt que les scénarios est un des plus riches. « Qu’est-ce que le futur ? » est une des questions stratégiques majeures à notre époque : comment dépasser l’idée d’un futur qui ne sert qu’à appuyer les agendas d’un passé et d’un présent problématiques ? Comment ne pas nous enfermer dans des futurs qui ne nous permettent pas de percevoir le réel ?
Poser cette question, c’est l’un des points clés pour, au contraire, libérer notre imaginaire de la contrainte de toujours chercher à coloniser l’avenir, pour nous aider à lâcher prise sur le passé et apprécier le sens, indépendant du futur, du présent, pour briser l’illusion de pouvoir contrôler l’avenir.
Complémentaire de la question « Où atterrir ? » de Bruno Latour, cette question « Qu’est-ce que le futur ? » réoriente les débats sur les futurs autour de notre capacité à percevoir le monde pour lui donner sens.

Riel Miller
Ancien Directeur du Programme des Littéracies des futurs de l’UNESCO

 

 

 

 

 

 

La question de l’anticipation est certainement l’une des plus importantes pour les êtres vivants. Pour l’homme aussi, mais peut-être plus de nos jours en ces périodes de crise permanente, multiforme.
Un commentaire ?
Puisque tous les organismes vivants ont évolué dans le temps, il n’est pas étonnant que des systèmes et processus de prise en compte du passage du temps fassent partie du fonctionnement des organismes vivants. Les humains incorporent de nombreux systèmes et processus d’anticipation, – de nos systèmes immunitaires aux réflexes à l’imagination consciente –, qui couvrent un large éventail de raisons et de méthodes qui amènent le futur pas encore existant dans le présent.
Le présent n’est pas différent du passé du point de vue de l’émergence complexe – c’est ainsi que fonctionne notre univers. Nous ne sommes donc ni plus ni moins confrontés à la disruption ou à la complexité – c’est la nature de cet univers créatif.

Qu’est-ce que le nouveau ?

Pour Bergson, le nouveau n’existe pas dans un monde déterministe. C’est parce que le monde n’est pas déterministe, que les bifurcations, le nouveau sont possibles. Bernard Stiegler insistait sur le fait que l’homme et plus généralement le vivant n’étaient pas réductibles à du calculable et du prévisible. Ils distinguaient l’un et l’autre le programmable, le déterministe, le calculable d’une part et le nouveau, qui n’a rien à voir avec du calculable d’autre part. Douglass North distingue risque et incertitude, soulignant que l’évaluation du risque relève d’hypothèses qui projettent de la continuité dans un univers fondamentalement incertain.

Cela a été jusqu’à tout récemment le sujet de votre travail à l’UNESCO, en tant que responsable du Programme Littératie des futurs.
Pourriez-vous nous préciser à quoi correspond ce programme, pourquoi vous vous y êtes attaché ?
Mon parcours, tant à l’OCDE où j’ai travaillé de 1982 à 1984/5, puis de 1994 à 2005, qu’à l’UNESCO depuis 2012, a été lié aux avancées scientifiques depuis notre époque et à la remise en cause de diverses conceptions du monde : les avancées scientifiques de Bruno Latour (sur les relations nature-culture ; sur Gaïa), celles d’Edgar Morin (concernant la question de la complexité), de Gilles Deleuze (à propos du potentiel des différences et des répétitions), les remises en question d’Amartya Sen (sur le thème du développement), les travaux de Sen, Stiglitz et Fitoussi sur l’ inadéquation de signaux tels que la croissance et le PIB. Elles m’ont montré à quel point la façon dont nous utilisons le futur était dangereuse. Ces éléments m’ont amené à penser qu’il y a différentes sortes de futurs en fonction des différentes méthodes utilisées pour les imaginer. Notre manière de percevoir et de penser le monde est directement influencée par nos façons d’imaginer et de fixer des objectifs. Un des symptômes évident de notre défaut d’appréciation des différentes sortes de futur apparait dans les différentes méthodes utilisées par le Nord et le Sud pour connaître le futur. Les batailles épistémologiques portées par les Suds offrent une alternative aux modèles dominants réducteurs

L’histoire et son « sens »

Michel Serres, dans Darwin, Bonaparte et le Samaritain, sa philosophie de l’histoire, réfléchit à ce qui pourrait être le « sens » de l’histoire : « Notre propre histoire est imprévisible et elle reste sans finalité d’amont vers l’aval : qui peut dire l’avenir d’un groupe, d’une nation, suite à un événement politique… ? Alors qu’elle se raconte volontiers d’aval en amont « avec mille apparences de raison et de causes ». Cette absence de finalité est « l’outil de base des savants : si elle existait, personne ne ferait plus de science » (p. 22).
Mais continue-t-il : « Considérées à partir de l’amont, les émergences ne sauraient se prévoir, mais vues de l’aval elles peuvent apparaître comme rationnelles, découlant d’une ou plusieurs causes ou plutôt conditions que l’expert découvre comme nécessaires mais qui n’accèdent jamais à la nécessité ».

Et pour vous qu’est-ce que le nouveau, le futur ? Le futur est-il toujours prévisible ?
Dans ce bouillon intellectuel très riche et fascinant, j’ai pris conscience de façon simple et clair que dans le monde déterministe de la bureaucratie, le futur se réduit à n’être qu’un but. La seule question devient alors de savoir comment l’atteindre. Or cette question est mal posée et reflète notre aveuglement. Elle est source de cécité, une incapacité à sentir et à donner un sens à la nouveauté… Cette approche du futur est pauvre, réductrice ; cela rend beaucoup plus difficile d’accepter et de comprendre l’inattendu. Se positionner ainsi en surplomb et à l’extérieur d’un univers créatif complexe nous aliène de l’univers. Cela nous fragilise car nous essayons de construire des outils toujours plus puissants contre l’inattendu et le changement, des systèmes et des structures lourdes qui pourtant ne nous épargnent pas les surprises et les déceptions. Comme le décrit Marguerite Duras dans son roman Un barrage contre le Pacifique, nous construisons des murs de plus en plus haut et épais contre les forces du monde, mais ils ne peuvent nous défendre !
Nous devons dépasser la vision dominante du futur des années 1960 qui se limitait à la planification (et à la confrontation entre la planification en URSS et celle en Occident).
Il était nécessaire d’aborder ces questions et j’ai trouvé une entente avec la Directrice générale de l’UNESCO, Irina Bokova, à ce sujet. La vision de l’UNESCO sur l’éducation et la science et sur sa mission était trop cloisonnée. L’UNESCO a un rôle important à jouer comme carrefour pour la création et la diffusion des connaissances humaines sans exclusive (la pensée économique et militaire par exemple ne sont pas hors du champ des connaissances humaines). L’UNESCO se devait de mener des expériences pour transformer nos capacités à imaginer le futur, pour aller au-delà de la planification et de la pensée utilitariste de la bureaucratie qui domine dans l’État comme dans le privé.
J’ai proposé à Irina Bokova que l’UNESCO, compte tenu de son mandat de « laboratoire mondial d’idées », serve de plate-forme pour explorer et tester une reformulation des études du futur en tant qu’étude des systèmes et des processus d’anticipation, et pas seulement de scénarios ou de visions du futur imaginés à des fins de planification. La Directrice générale a accepté que l’UNESCO joue un rôle de premier plan dans un tel tournant scientifique : tester et refonder une vision du futur par une réflexion plus généralisée sur « qu’est-ce que c’est le futur ? » (aspect ontologique) puis sur la dimension épistémologique. Le résultat de ce parcours est le programme de Littératie des futurs. L’UNESCO, dans son rôle de laboratoire mondial d’idées, a pu se mobiliser et conduire des expériences dans le monde entier afin de cultiver et de partager de nouvelles perspectives. Nous avons montré concrètement qu’il existe des futurs imaginés dans deux catégories ontologiques fondamentales et distinctes : des futurs imaginés dans le but de planifier et des futurs imaginés afin de libérer notre perception du présent des contraintes du passé. Dans ce dernier cas, l’avenir n’est pas imaginé pour servir de but ou de cible, mais plutôt comme un moyen d’aller au-delà des perceptions existantes du passé et du présent, ce qui permet de détecter et de donner un sens à des phénomènes émergents dont le sens ne peut être détecté par la planification.
Dès que l’on accepte d’aller au-delà des volontés de planification et de commande – contrôle idéologique, les sources et le rôle du futur apparaissent beaucoup plus larges (mythes, structures narratives…) : ces visions du futur interviennent de façon cruciale sur nos choix et notre conception du monde, qui en procèdent. Et cela impose de changer notre vocabulaire et nos raisonnements.
Les façons existantes d’imaginer le futur ont tendance à confondre perception (une vision de l’avenir) et choix (une décision ou un souhait) – créant un fort biais à la fois entre la formulation des objectifs et des méthodes de « prise de décision » et entre « l’ex-pression de représentation possible de celui-ci ». Cela a tendance à imposer l’idée actuelle de l’avenir, pensé essentiellement comme visant un objectif et planifiable : ce que j’appelle « coloniser l’avenir ». Cela m’a conduit à distinguer « anticiper pour le futur » et « anticiper pour l’émergence ».
L’UNESCO n’est pas un organisme très lié aux grandes puissances et il manque de moyens financiers (surtout depuis le départ des États-Unis qui lui a fait perdre un tiers de son budget). Cela nous a poussés à coopérer avec de nombreux partenaires sur le terrain. Parce que l’UNESCO est une institution moins riche et au mandat moins politique, elle n’est pas soumise aux mêmes attentes. En conséquence, les participants peuvent s’exprimer sans langue de bois, d’une manière qui reflète leurs propres points de départ et contextes, échappant aux inhibitions de l’opportunisme politique et de la conformité au « discours de l’ONU ». Ils partent de leur propre démarche, recherchent l’authenticité et l’expérience, sans que cela nuise à la rigueur.
J’ai profité de cette possibilité structurelle de l’UNESCO qui est en fait une force. Je me vois comme un praticien, comme un designer de processus pour imaginer l’avenir de différentes façons, en utilisant différentes méthodes, dans différents contextes. En ce sens, j’explore et applique constamment la littératie des futurs (futures literacy). Mais j’ai pu, avec des partenaires et des collègues, travailler sur le socle théorique.

Extraits de « Transformer le futur, L’anticipation au XXIe siècle »
Littératie des Futurs UNESCO

L’anticipation-pour-le-futur est le futur comme but – un futur planifié et souhaité, sur lequel les gens font un pari. L’anticipation-pour-le-futur est la forme la plus répandue de futur que les gens utilisent dans leur vie quotidienne.
L’anticipation pour l’émergence n’a pas trait au futur en tant que but. Il s’agit d’une utilisation du futur qui vise à révéler et à donner du sens à des aspects du présent – en particulier la nouveauté – qui tendent à être occultés par l’anticipation-pour-le-futur. L’anticipation pour l’émergence (APE), permet (1) de percevoir et de penser la nouveauté émergente existante, laquelle demeurerait sans cela invisible, et (2) d’inventer ou d’innover – soit de créer réellement la nouveauté émergente.
Transformer le futur, pages 40 et 42

Pouvez-vous justement nous donner deux exemples de telles recherches pratiques ?
Dans le livre Transformer le futur, L’anticipation au XXIe siècle2 qui résume notre travail, nous présentons cette théorie et divers cas d’application.
Parmi eux citons le cas de la Sierra Leone où nous avons mené un laboratoire sur la transition de la jeunesse au statut d’adulte, sur ce que représente pour les jeunes ce passage. C’est bien sûr une invitation à penser le futur et à réfléchir à une politique de la jeunesse. C’est aussi un processus révélateur des systèmes d’anticipation portés par les gens eux-mêmes.
Ce processus de débat a été engagé avec une quinzaine de jeunes et de travailleurs sur ces questions.
« Chaque journée s’est ouverte par une libation rituelle mêlant à la fois musique, poésie et danse ; ce rituel d’ouverture sous forme de libation est enraciné dans de nombreuses traditions africaines. L’appel aux esprits ancestraux est toujours une pratique importante dans les familles et les communautés de Sierra Leone. Il s’agit d’une offrande qui réunit les trois éléments essentiels de la narration. Elle commence par l’identification de la communauté et de ses ancêtres (histoire), procède à une discussion sur le présent, puis se tourne vers l’avenir. L’intimité de l’exercice renforce la confiance. »
(Extrait de Transformer le futur, page 210.)
La prise en compte de ce qui est tacite, de ce qui devient explicite dans le discours de chacun, du processus de l’un à l’autre, permet aux participants de se rendre compte des structures de leur propre pensée. Le rite banalisé (la libation rituelle) prend ainsi un nouveau sens, révélant les rapports entre générations, le cadre étouffant du futur « souhaitable » (l’adulte « doit » être « productif », « responsable », …). Il fait apparaître ce futur « probable » comme un cul de sac pour la jeunesse, l’empêchant de créer ses propres cadres d’anticipation. Ces images et représentations standards du futur limitent leur perception de ce que peut être demain pour eux. Ces jeunes sont pris dans une situation où leurs images du futur leur rendent plus difficile de sentir et de donner un sens à la complexité créative du monde qui les entoure. Les rapports intergénérationnels, fondés sur une vision du temps linéaire, séquentiel, planifié, organisé par des statistiques emprisonne et colonise le futur défini par le passé. C’est une source de désespoir et d’aliénation. Le processus de co-création du Laboratoire est un mécanisme heuristique et pédagogique efficace et crucial.
Notre atelier sur le « futur du sport », organisé avec une université française3 et l’UEFA à Munich, avait comme objectif d’explorer avec divers cadres de haut niveau du monde du sport, « les différents ensembles de prémisses d’anticipation sur la nature et le fonctionnement du sport dans le futur ». L’atelier visait ainsi à « leur fournir un cadre de réflexion et des outils susceptibles de les aider à faire face à des changements émergents complexes ».
Ce processus d’intelligence collective, partant des prédictions et espoirs des participants sur les nombreux défis du monde du sport actuel, a posé l’idée du sport comme rapport des humains à leur corps, mais aussi comme rapport entre action collective et identité collective.
Par la mise en cause de leurs idées, la compréhension du passage dans leurs discours du tacite à l’explicite, par la distinction entre le futur « souhaitable » et « probable », entre « anticiper pour le futur » et « anticiper pour l’émergence », les participants ont affiné leurs réflexions et commencé à penser autrement le présent, les défis et opportunités du sport dans le monde actuel.
Ceci démontre que les bases scientifiques, l’approche théorique que nous avons construites dans le programme Littératie des futurs permettaient de piloter un processus d’apprentissage efficace.

Le déroulé de l’atelier sur le « futur du sport »

« La phase 1 consistait en une définition d’un futur possible du sport fondé sur les prédictions et les espoirs des membres du groupe. Les prédictions portent sur ce qui est le plus susceptible d’avoir lieu, sur un instantané du sport dans un futur à long terme. L’espoir est une question de valeurs.
La phase 2 était consacrée au développement d’un modèle pour conceptualiser le futur du sport. Il s’agit d’abord de libérer notre imagination des contraintes de la prédiction et des normes actuelles en jouant sur des futurs paradigmatiques et discontinus et, ensuite, de tester de manière plus approfondie le pouvoir de nos prémisses d’anticipation en façonnant non seulement les futurs que nous imaginons, mais nos perceptions du présent.
Enfin, la phase 3 avait pour visée de changer la vision actuelle à partir d’une remise en cause des prémisses d’anticipation, ce qu’implique changer le futur que nous imaginons pour le sport ».
Extrait de Transformer le futur, page 219

Comment voyez-vous le rapport entre les outils, la technologie et le futur ?
Nous aurions dû mobiliser les idées pour déconstruire la démarche commerciale et les approches « la tech-nologie va nous sauver » ou à l’inverse « elle va tous nous tuer » ; repenser les rapports entre la société, la science et la technologie.
C’est très difficile de semer des idées qui sortent du paradigme dominant comme l’a bien exprimé Kuhn. Le fait que les choses nous paraissent incompréhensibles a du sens et il est important de le relever : c’est le signe qu’il faut sortir du paradigme qui domine et qui nous aveugle. Même si c’est destructeur, douloureux et dangereux ! Ainsi, penser et faire admettre que la terre est un globe, alors que nous la voyons plate ; la penser comme tournant autour du soleil, alors que nous voyons le soleil tourner autour de nous, a constitué de très lourds défis.

Propos recueillis par Didier Raciné, Rédacteur en chef d’Alters Média

 

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